• Éduquer pour pouvoir instruire

    Éduquer pour pouvoir instruire

    Un tableau noir, très noir

    Nota Bene : Ce tableau est un condensé des inquiétudes qui émanent, assez fréquemment, des échanges réels ou virtuels entre professeurs des écoles. On y retrouve, concentrées en quelques lignes, les nombreuses difficultés comportementales qui interfèrent avec la tâche d'instruction incombant (encore) à l'École.
    Cette situation n'est pas la même partout, n'allez pas croire que je suis en train de virer « vieille râleuse désespérée et désespérante ». Mon but est d'offrir quelques pistes pour aider les élèves à échapper à la malédiction qui semble avoir atteint une proportion non négligeable de 
    « petits enfants du XXIe siècle ». Cette aide ne réglera pas tout mais elle peut, surtout si les élèves sont encore jeunes, améliorer au moins modestement l'ambiance de la classe.

    « Ils sont très bavards, très difficiles à intéresser et ne savent pas travailler seuls »  se plaignent, avec raison, de nombreux collègues recevant des enfants dont les âges varient de deux à onze ans[1] .

    Sans doute le mode de vie des enfants du XXIe siècle, la nourriture qu'ils ingèrent et l'air qu'ils respirent contribuent-ils très largement à perturber leurs comportements individuels et sociaux jusqu'à retarder de plusieurs années leurs capacités à exercer un contrôle inhibiteur sur leurs propres actes ?
    Sans doute l'école n'est-elle pas la mieux placée pour les transformer radicalement en les accueillant
    , trop souvent dans de très mauvaises conditions qui plus est[2], 24 malheureuses heures par semaine, soit 864 heures par an, alors que le reste de leurs éducateurs – familles, services périscolaires, centres de loisirs, clubs sportifs, nounous, télévision, objets numériques connectés – valorisent d'autres priorités éducatives, pendant les 7 896 heures annuelles qui leur reviennent ?

    Il n'empêche que ce brouhaha constant, ces mouvements parasites perpétuels, ce désintérêt pour tout ce qui réclame le moindre effort ou le plus petit retard dans la satisfaction d'un désir sont parfois difficilement supportables, même et surtout pour eux, ...
    De ce fait, pour son propre confort, et bien qu'elle ne puisse pas tout, loin de là, l'École doit agir,
     au moins un peu, juste pour permettre aux élèves qu'elle accueille de pouvoir s'instruire, malgré tous ces réflexes involontaires qu'ils peinent à identifier puis à maîtriser.

    Une maîtrise très incomplète d'un corps dont ils n'ont tout simplement pas conscience

    C'est très souvent de cela qu'il s'agit.

    Leurs yeux voient sans regarder ; leurs oreilles peinent à définir l'origine de sons indistincts qu'elles entendent vaguement sans pour cela les écouter ; leurs muscles se contractent et se détendent, provoquant des gestes brusques, des balancements intempestifs ou des mollesses inexplicables dans la tenue d'un crayon ou d'une paire de ciseaux...
    Dès qu'ils savent parler, ils parlent... en continu... du moins pour ceux qui ne sont pas mutiques (vous savez, ceux qui peinent à se convaincre qu'à l'école, ils doivent mettre je ne sais quel non-désir dans leur poche, avec leur mouchoir par-dessus, et faire entendre le son de leur voix quand on les y invite).
    Dernier avatar de cet édifiant tableau[3], réservé pour le moment je crois à l'école maternelle[4], ils sont de plus en plus nombreux à ne pas être en mesure de maîtriser leurs sphincters et viennent à l'école les fesses emballées dans un change complet  de la marque « Ne crains rien
    , mon petit poussin : même mouillé, tu es sec».

    Ne connaissant pas leur propre corps, le laissant vivre une vie végétative sur laquelle ils n'ont aucune possibilité de contrôle, nous comprendrons aisément qu'ils ne peuvent reconnaître dans leurs camarades des alter ego avec lesquels ils pourraient interagir.
    C'est à côté d'eux qu'ils parlent comme des moulins, s'agitent comme des pantins mécaniques et suivent leur propres voix intérieures quand ces « objets vivants non identifiés » parlent, souvent en même temps qu'eux.

    N'ayant pas réellement conscience d'une possibilité d'action volontaire raisonnée, à satisfaction différée qui plus est, ils n'ont aucune idée des mécanismes à mettre en marche pour écouter l'individu plus grand que les autres qui s'agite devant eux et chercher à répondre par les actes ou par la voix à ses sollicitations lancées à la cantonade, même si elles sont ludiques ou revêtues d'un « habillage » censé « faire sens ».  

    Primo-scolarisés à vie

    Ce tableau bien noir de la situation a toujours été, plus ou moins, le quotidien des enseignants chargés d'accueillir des jeunes enfants pour leurs premières semaines de scolarisation.

    La mission de ces toutes premières années d'école était d'exercer leurs sens (vue, ouïe, toucher) et leurs capacités physiques (motricité, langage, chant, dessin), d'instaurer un commencement d'habitudes et de dispositions sur lesquelles l'école pourrait s'appuyer pour les instruire (empressement à voir, écouter, observer, imiter, questionner, répondre), développer le goût des images et des récits[5].

    Comme il n'y avait pas d'autres missions et qu'on ne demandait ni de faire manipuler des syllabes, ni de faire reconnaître les lettres de l'alphabet, ni de faire copier à l'aide d'un clavier, ni d'évaluer et consigner à l'aide de photos individuelles toutes ces activités qui ont peu à peu transformé l'école maternelle en école élémentaire, les maîtresses d'école maternelle consacraient leurs forces et leur temps à cette première éducation scolaire et leurs collègues avaient de moins en moins besoin d'y revenir.

    Ce qui nous étonne actuellement, c'est que cette attitude de primo-scolarisés perdure, année après année, comme si nos élèves restaient indéfiniment des post-bébés immatures.
    Pour résoudre ce problème, peut-être pourrions-nous inclure dans notre « offre éducative » ces contenus qui, installés avant, permettaient aux enfants d'acquérir cette maîtrise de soi, ce contrôle inhibiteur indispensable à la mise en place d'habitudes et de dispositions propres à les rendre aptes à s'instruire ?

    Sans doute cela ne fonctionnerait pas aussi bien que si toute la société s'y mettait[6], que si les familles appuyaient nos efforts, et que si, n'hésitons pas à battre notre propre coulpe plutôt que de nous contenter de conspuer les autres, nous avions résisté à ces programmes primarisés pour l'École Maternelle et avions réclamé de conserver sa spécificité première : l'éducation aux fondamentaux de la Petite Enfance.

    Éducation sensorielle, motricité large, connaissance de l'autre

    Ces fondamentaux, ce sont d'abord ces exercices sensoriels qu'il convient de faire pratiquer à nos élèves qui ne savent ni regarder, ni écouter, ni sentir du bout des doigts... Néanmoins, il ne s'agit pas d'instaurer un rituel de plus qui fera perdre encore un peu plus de temps aux apprentissages mais bien de tenter de rendre leurs sens opérationnels du matin au soir. Sachant que plus ils seront grands et moins les résultats seront rapides et notables.

    Si nous travaillons en Grande Section ou en Élémentaire, parce que le temps presse, nous leur apprendrons parallèlement  à connaître et perfectionner leurs capacités d'inhibition pour maîtriser leur corps : ses déplacements, ses manières de s'extérioriser (gestes, parole, attitudes) et d'interagir (coopération, opposition, communication).

    Les canaux privilégiés seront l'EPS, la Musique, les Arts Plastiques... Chez les plus grands, nous profiterons de l'enseignement des Sciences (étude du corps humain et des particularités des animaux) et de la Littérature, pour associer directement à l'éducation du corps et de ses réflexes archaïques, les connaissances, la créativité et les capacités mnésiques.

    Attention, il s'agit bien d'éduquer, pas de faire de la morale à deux balles du style : « Ah, vous voyez que c'est bien de se taire ! Si vous aviez fait du bruit, vous n'auriez pas entendu le voleur en train de vous voler votre trésor ! En classe aussi, maintenant, vous comprendrez qu'il faut vous taire, n'est-ce pas ? »

    EPS [7] :

    a) Vue :

    Elle peut être travaillée tous les jours, en début ou en fin de séance, pendant les périodes d'échauffement et de retour au calme : c'est grâce à un stimulus visuel, carte tendue à bout de bras par exemple, que les élèves sauront ce que Jacques a dit (2 couleurs selon que Jacques l'a dit ou non), quels numéros sont priés de s'emparer du Béret, d'aller voler le trésor du Roi du silence, quels actions sont demandées par le Chef d'Orchestre, etc.

    La prise de conscience de l'existence de ce sens peut être améliorée par des parcours à effectuer les yeux fermés, guidé par un camarade, comme dans l'Aveugle et son chien, des objets à découvrir dans la salle puis à reconnaître les yeux fermés, une partie de Colin Maillard, etc.

    b) Ouïe :

    L'exercice de ce sens peut aussi être travaillé pendant la mise en route et le retour au calme. Les jeux proposés ci-dessus sont alors accompagnés de stimuli auditifs de plus en plus difficiles à détecter (voix criée, puis parlée, puis chuchotée ; instruments de musique aux sons proches : claves, wood-blocks, tubes deux tons, etc. ou cloches de plusieurs tailles, ou notes jouées à la flute à bec, ...).
    On peut aussi programmer des parcours sonores où les élèves, yeux bandés, doivent se diriger au son d'un instrument qui les appelle.

    La prise de conscience de l'existence de ce sens peut être améliorée par des consignes mimées à comprendre, des exercices à effectuer après lecture sur les lèvres d'un enseignant prétendument aphone, etc.

    L'activité reine de l'éducation auditive en EPS, c'est bien entendu l'expression corporelle accompagnée d'une œuvre musicale[8]. Pour ceux qui ne savent pas mener ce genre de séance (une par semaine, toute l'année scolaire, c'est le bon rythme en élémentaire ; en maternelle, c'est tous les jours), je vous encourage à vous reporter à Pour une Maternelle du XXIe Siècle : le chapitre XIII, l'enseignement du chant, est doté d'une annexe intitulée : De l'écoute musicale à l'expression corporelle.

    c) Toucher :

    Les jeux de Colin Maillard, de reconnaissance d'objets, de parcours les yeux bandés, sont propres à développer le sens du toucher pendant la séance d’Éducation Physique et Sportive.

    Si l'âge des élèves et le temps disponible le permet, on pourra aussi installer, en classe, des boîtes d'activités Montessori permettant d'exercer ce sens : lotos tactiles, boîtes de paires, boîte mystère, ...

    Enfin, si nous comprenons l'éducation physique au sens large, les séances consacrées à l'observation et l'expérimentation scientifique permettront d'éduquer non seulement le sens du toucher mais aussi la vue, l'ouïe, le goût et l'olfaction.

    d) Maîtrise du corps :

    Toutes les séances d'éducation physique sont normalement dédiées à l'acquisition de cette maîtrise du corps et du geste.
    Le principal obstacle à cette règle d'or est constitué par le donner à voir qui, trop souvent, pollue les activités organisées par l'école : spectacle de fin d'année archi-léché, beau parcours propre à étonner les visiteurs dans la salle de motricité, utilisation de matériel sophistiqué acheté à grand prix pour son aspect esthétique, ...
    L'autre est l'idée reçue selon laquelle « ils doivent se défouler » d'où les séances de sport pendant lesquelles les enfants criaillent et se dispersent, les choix musicaux à faire hurler d'horreur n'importe quel parent un peu exigeant sur l'éducation musicale de ses enfants.

    La règle à suivre est de ne programmer que des activités évacuant ces deux idées reçues et, lorsque l'âge des élèves le permet, parallèlement aux activités scientifiques menées en classe sur le corps humain, la verbalisation des éléments de maîtrise corporelle travaillés lors de la séance, du jeu, de l'exercice. 

    On profitera de la mise en route et du retour au calme pour, chaque jour, tout au long de l'année, travailler la respiration ventrale, les étirements, lla relaxation, les exercices inspirés du yoga et de l'eurythmie.
    Ces exercices, qui peuvent prêter à rire, surtout chez les plus grands, seront très vite bien acceptés si nous savons les amener très progressivement, sans jamais chercher à heurter la sensibilité et les habitudes culturelles des élèves.

    e) Interagir

    Des grands jeux qui impliquent toute la classe aux jeux d'opposition où deux élèves s'affrontent face à face, les occasions sont nombreuses de s'entraîner à coopérer, s'opposer et communiquer.

    Dans les classes où des caractères déjà affirmés s'affrontent au plus mauvais sens du terme, on veillera à bannir provisoirement tout ce qui pourrait amener les élèves à extérioriser brutalement leur agressivité envers leurs camarades. Nous ne sommes hélas pas formés à encadrer certains types de difficultés relationnelles et il vaut mieux s'abstenir que risquer l'accident.
    On préférera les jeux de coopération, les épreuves d'athlétisme, toutes les activités où, tout en étant avec les autres, on n'entre pas en conflit ouvert avec eux.

    Musique[9] :

    a) Vue :

    Pendant le temps d'échauffement vocal, en début de séance, utiliser des stimuli visuels (cartes, gestes, mimes, ... ) pour donner les consignes ayant trait aux exercices respiratoires et vocaux qu'on souhaite faire travailler aux élèves.

    On peut aussi créer des partitions que les élèves exécuteront vocalement ou à l'aide d'instruments. Il ne s'agit pas d'apprendre à lire la musique (quoi que... ) mais d'apprendre à suivre, visuellement, des consignes écrites visant à exécuter, à plusieurs, un jeu rythmique ou vocal.

    Enfin, toujours grâce à l'expression corporelle, on peut habituer les élèves à prévoir leurs gestes en les regardant mentalement, yeux fermés. On les éduquera à l'observation en constituant plusieurs groupes qui évoluent les uns après les autres et en donnant aux spectateurs un rôle actif dans le processus de création.

    b) Ouïe : 

    La Musique est chez elle ! Toutes les séances d'éducation musicale sont normalement dédiées à l'éducation de ce sens : chanter, interpréter, écouter, comparer, commenter, explorer, imaginer, créer, échanger, partager, argumenter...

    Attention à ne pas oublier, dès les plus petites classes, l'éducation au silence dont on dit qu'il est déjà de la musique...  

    c) Toucher :

    L'éducation du toucher s'exercera pendant les séances dédiées aux instruments de musique à percussion. Là aussi, attention à la théorie du « défoulement » qui transforme l'école en vaste champ de foire quand ce n'est pas en ring de catch à 30 !

    Frapper, tapoter, griffer, caresser, effleurer la peau d'un tambourin, les rainures d'un guiro, les cordes d'un cymbalom, exerce tant le toucher que le contrôle inhibiteur ; et comme on a un contrôle auditif de ses actions, on peut moduler le résultat.

    Quant aux instruments, il en existe de très simples et très peu coûteux . Je me rappelle une classe de CP/CE1 qui m'horripilait toutes les fois que je distribuais des feuilles, quelles qu'elles soient. À peine les élèves avaient-ils reçu la leur qu'ils commençaient à l'agiter en la tenant par un angle. Et flap, et flap, et flap ! Arrêtez d'agiter ces feuilles, s'il vous plaît... Bons diables, ils arrêtaient... pour recommencer dix secondes plus tard !
    Jusqu'au jour où, excédée, je leur ai demandé d'agiter les feuilles pendant une quinzaine de secondes sans arrêter en écoutant bien le bruit produit. Puis de me produire un autre son, puis un autre et encore un autre...
    C'était une leçon d'éducation auditive qui ne coûtait presque rien et qui a eu des effets relativement rapides. En quelques séances comme celle-ci, plus personne n'agitait sa feuille quand il la recevait... Ils avaient appris à entendre un son qui les intriguait sans même qu'ils s'en rendent compte et ce simple fait leur avait permis de trouver un autre intérêt du papier que son utilisation comme instrument de musique !

    d) Maîtrise du corps :

    En musique, on apprend à maîtriser sa respiration, sa voix, parlée ou chantée, sa posture, ses gestes et ses déplacements.

    La séance commence nécessairement par un échauffement des organes phonatoires, poumons, cordes vocales et résonateurs. Le pouvoir calmant des exercices de respiration profonde est bien connu, de même que celui la pratique du chant.
    Bien respirer, c'est aussi bien se tenir, trouver un équilibre stable, détendre ses épaules et son cou, pratiquer la respiration ventrale.
    C'est de cette respiration profonde et de cette posture à la fois tonique et détendue que naît une voix claire et mélodieuse.

    L'écoute musicale permet quant à elle d'acquérir un rythme intérieur, loin des gesticulations que certains enfants (et adultes hélas) croient nécessaires lorsqu'on leur met de la musique. Assis confortablement, en tailleur, les mains posées sur les genoux, on profite tout aussi bien du rythme endiablé de certains morceaux, tout en concentrant son attention sur l'essentiel : ce qu'on entend.
    Et comme à l'école, on a tout intérêt à faire vivre la musique corporellement, c'est pendant la séance d'expression corporelle qui suit nécessairement celle d'écoute que le geste sera à l'honneur mais ce sera un geste réfléchi, pesé en fonction de l'effet qu'on veut lui donner : un geste éduqué.

    Nous ne reviendrons pas sur le geste visant à faire sonner un instrumentarium simple et varié dont nous avons déjà parlé plus haut. Là aussi, le but est de remplacer l'agitation brouillonne d'une activité brouillonne et sans but par l'exercice plein et conscient d'une liberté dégagée des obstacles qui empêchent le développement normal de la vie[10].

    e) Interagir

    Le chant choral, la pratique d'orchestre, même à base d'instruments de fortunes, l'expression corporelle sont l'occasion rêvée d'apprendre à coopérer et à communiquer.

     

    Arts Plastiques :

    a) Vue :

    Toutes les séances d'arts plastiques sont normalement dédiées à l'éducation de ce sens, même si, bizarrement, les programmes sont plus polarisés sur l'étude des matières et des matériaux que sur la capacité à voir plutôt qu'à simplement effleurer du regard pour saisir les effets du hasard

    Par ailleurs, encore plus que l'éducation physique et sportive, ce domaine est celui qui souffre le plus du donner à voir dans lequel l'école s'est lancée ces dernières années. La débauche de matières et matériaux coûteux qu'on n'ose gaspiller, la nécessité de mettre en œuvre des projets artistiques avant même d'avoir pu longuement éprouvé soi-même un usage de matériaux simples, le peu de temps laissé à l'expérimentation libre dans des classes où, dès le début, on doit reconnaître des mots, compter des personnes, calculer des dates, analyser les intentions d'un auteur, tout cela a certainement largement contribué à produire ces petits enfants de six ans qui ne savent pas dessiner un bonhomme, une voiture, une tortue ou un diplodocus !

    Remettre à l'honneur la pratique du dessin, quotidien jusqu'à la fin du CP, au moins hebdomadaire ensuite, ce sera déjà un grand pas dans l'éducation sensorielle de nos élèves.
    Le dessin remplace très avantageusement le coloriage, à nouveau beaucoup pratiqué, après avoir disparu des écoles en même temps que les tampons encreurs de nos grands-pères !
    Il peut être pratiqué sur un thème libre mais se prête bien aussi à un travail d'illustration d'un texte lu ou d'une notion découverte à retenir : c'est une trace écrite parfaite pour les leçons d'histoire, de géographie et de sciences à l'école élémentaire. Et elle se retient bien plus facilement que la récitation mécanique de quelques phrases, apprises par cœur (ou pas, hélas) à la maison.

    En y associant l'observation d'images, projetées ou affichées en grand format sur le tableau de classe, chaque fois que celles-ci peuvent éclairer une leçon quelle qu'elle soit, on obtiendra des élèves de plus en plus capables de se concentrer sur des détails, apprenant à s'écouter les uns les autres car associés dans un projet commun à leur mesure d'enfants.
    Les séances d'histoire, géographie et sciences et leurs petites sœurs, celles consacrées à l'exploration et au questionnement du monde des cycles 1 et 2, se prêtent tout particulièrement à l'usage de grandes illustrations, créées pour ce besoin ou tirées du patrimoine artistique mondial.
    On pourra aussi utiliser ces images fédératrices de l'intérêt lorsqu'on contera aux élèves des œuvres littéraires.

    À ces pratiques novatrices, peu employées dans nos classes,  on ajoutera celle dont on a l'habitude en faisant encore une fois très attention à ne pas confondre le but éducatif avec l'effet obtenu sur le public extérieur.

    b) Ouïe :

    À mes débuts, j'ai testé le graphisme en musique. On donne aux enfants de grandes feuilles de papier affiche et un feutre moyen ; on leur fait écouter un extrait musical et, lorsqu'ils pensent en avoir capté le rythme, ils se servent de leur crayon comme d'un patineur qui danserait sur la glace. Ça fonctionne. Et, si la musique est douce et mélodieuse, ça calme tout le monde. Attention toutefois à ne pas faire durer la séance et à ne pas être dans l'idée d'une belle production. On est vraiment dans l'exercice du geste et l'acquisition d'un rythme intérieur et non pas chez Pollock. 

    Une autre utilisation de l'ouïe, c'est le dessin dicté. Véritablement pour apprendre à écouter une consigne. Nous ne sommes plus vraiment dans le domaine de l'Art...

    Enfin, si nous considérons que les images animées font partie du programme d'Arts Plastiques, pour des petits, par imprégnation, et pour des plus grands, pour en discuter, il existe de magnifiques dessins animés musicaux, sans aucune paroles, où musique et formes s'assemblent et se complètent... De temps en temps, pour se défouler, comme disent certains collègues, mais intelligemment, avec un bien plus grand bénéfice culturel qu'avec la Danse des Canards ou celle des Sardines , on peut en prévoir la projection.

    c) Toucher :

    Là, nous sommes en plein dans les programmes scolaires actuels. Explorer matières et matériaux, fabrication d'objets et gestion de l'espace, matérialité de la production plastique.

    Le modelage, le collage de matériaux naturels ou issus de la production industrielle, la sculpture sur bois, résines, plâtre, ..., l'utilisation de craies, de peintures au doigt, de fusains, autant d'occasion de découvrir sous ses doigts des textures, des températures, des formes et des volumes.

    d) Maîtrise du corps :

    Du moment où l'adulte n'est plus attaché à ce qu'il va donner à voir à la communauté des adultes qui gravitent autour de sa classe, il va être beaucoup plus tolérant quant à la conformité des productions de ses élèves au modèle qu'il a en tête. C'est là que va commencer la véritable maîtrise du corps pour ses élèves qui ne seront plus contraints d'évoluer à l'intérieur de normes précises dictées d'avance. C'est là qu'ils vont commencer à pouvoir réellement apprécier formes, matières et matériaux et trouver leurs gestes et leurs techniques.
    À leur enseignant ensuite de détecter les trouvailles à exploiter et autres effets du hasard pour les faire passer, à leur rythme cette fois, de cette activité brouillonne et sans but dont nous avons parlé plus haut à l'exercice plein et conscient d'une liberté dégagée des obstacles

    Pratiquer les arts plastiques, c'est salissant et cela fait des déchets. L'éducation de nos élèves passe par la prise de conscience de l'espace qu'ils partagent et celle de son nécessaire entretien. Dès les plus petites classes, nous pouvons éduquer nos élèves au soin et leur faire pratiquer in real life les activités pratiques que les tenants d'une école Montessori new age placent habituellement sur de jolis petits plateaux rangés dans de ravissants petits placards achetés chez le géant suédois du mobilier.
    Nos élèves rangent, essuient, balaient, lavent tout ce qu'ils ont dérangé et sali. Encore faut-il pour cela que les classes soient équipées pour, qu'ils ne soient pas aussi serrés que les sardines évoquées plus haut et que cette éducation se fasse à petits pas, progressivement et régulièrement.

    e) Interagir

    On peut très facilement, lorsque le groupe est constitué, profiter de la séance d'Arts Plastiques pour exercer les élèves à la coopération et à la communication.

    Plutôt que la sempiternelle exposition des productions au tableau, suivie de l'incontournable confrontation des points de vue, pendant laquelle les phrases toutes faites s'opposent aux remarques désagréables et aux ricanements mesquins, c'est dans l'organisation du travail lui-même qu'on choisira de faire vivre coopération et communication.
    Pendant qu'une équipe installe les tables pour la peinture, une autre prépare les feuilles et la troisième distribue les pinceaux ; pendant qu'un groupe s'occupe de la tête du Bonhomme Carnaval, un autre s'attelle à la fabrication du corps, un troisième s'occupe des membres supérieurs, un quatrième des membres inférieurs et un cinquième prépare la perruque, les dents et les griffes qui orneront ses doigts...

    Et, le dessin étant et restant l'activité reine, de temps en temps, on remplace la règle du un enfant/une feuille par celle d'une feuille cinq fois plus grande pour un groupe de quatre enfants. À eux de coopérer et de communiquer pour transformer cette grande feuille en une fresque colorée sur laquelle chacun aura mis son coup de patte personnel.

    Sciences :

    Un enfant voit sans voir, entend sans entendre, bouge sans intention mûrement réfléchie et, sans éducation, son système nerveux confond largement dans le même exercice les mouvements volontaires et involontaires.
    En maternelle, nous considérerons que c'est normal. En revanche, dès le début de l'élémentaire, il aurait dû construire un système inhibiteur visant à rendre volontaire tout ce que son cerveau peut normalement contrôler.

    Si, à tout l'arsenal développé ci-dessus, nous ajoutons quelques leçons de sciences, adaptées à leur niveau, qui apprendront à nos élèves comment ils voient, entendent, palpent un objet, exécutent un mouvement ou articulent un son, nous les aiderons à s'observer, se comprendre et assumer en toute connaissance de cause leurs actes qu'ils ne pourront plus qualifier d'involontaires.
    Ces leçons doivent être courtes et précises. Il n'est pas besoin de monter un projet pharaonique et de déployer durant des semaines tout un arsenal digne de la faculté de médecine. Une ou deux séances de 30 à 45 minutes sur chaque notion, à l'aide d'expérimentations simples, d'observation de croquis et schémas et de lecture de courts textes informatifs suffisent.

    Ensuite, toujours sans moraline culpabilisatrice, il est simple de dire au petit Enzo qui grouille sur sa chaise qu'il devrait demander à ses muscles d'arrêter leurs mouvements spasmodiques ou la pétulante Emma qui pépie comme un oiseau au lieu de recopier sa poésie de rappeler à ses cordes vocales qu'elles ne sont pas censées vibrer et à son souffle qu'il peut interrompre sa production d'air à destination de l'émission de sons articulés.
    J'aime autant vous avertir, ça ne fonctionne pas les veilles de fête de Noël, ni les matins de neige, mais cela permet parfois de contribuer à l'accalmie momentanée d'un secteur de la classe atteint d'effervescence involontaire. 

    Littérature :

     Puisque nous étions dans la moraline, restons-y. Depuis une vingtaine d'années qu'on nous les sert, il est évident que les séries d'albums dignes héritières des Bécassine aux Armées et autres Vaillants Petits Pionniers ne fonctionnent pas vraiment dans le sens qu'on leur avait attribué.
    Bien au contraire, certains de nos élèves semblent s'acharner à s'identifier à leurs héros dans ce qu'ils ont de plus négatif : puisqu'il y a zizi sexuel, ils pensent avoir le droit d'être vulgaires et grossiers en classe, puisque Max et Lili ne font pas leurs devoirs, pourquoi feraient-ils les leurs, puisque Tchoupi et La Petite Princesse sont adorés malgré leurs bêtises et se font servir comme des rois par un entourage de larbins complaisants, pourquoi en serait-il autrement pour eux, à l'école et à la maison ? 

    L'école a toujours fait lire aux élèves une littérature morale destinée à développer chez eux les bons sentiments, la grandeur d'âme et l'altruisme. Lorsqu'elle l'a fait maladroitement, les enfants n'ont jamais été dupes et ils ne le sont pas plus maintenant.
    Lorsqu'elle a fait preuve d'intelligence dans le choix des œuvres et des mots, elle a pu, au moins avec certains élèves, influencer leurs choix de vie et contrebalancer, au moins un peu, le poids d'une éducation familiale défaillante.

    Comme en musique, soyons exigeants pour nos élèves. Méfions-nous des livres qui, sous prétexte de leur plaire, s'abaissent jusqu'à singer les moins policés d'entre eux, ceux qui exaltent les mauvais sentiments ou emploient une langue et un lexique à la limite de la correction.
    Cherchons au contraire une littérature, contemporaine ou plus ancienne, de qualité, bien écrite, illustrée avec talent, propre à les entraîner dans son sillage sans volonté d'embrigadement, dans quelque troupe que ce soit.

    Les contes pour enfants, issus de tous les continents, les albums illustrés, les romans même ne manquent pas. Nous pouvons y ajouter des extraits d'auteurs, adaptés ou non, et les œuvres simples empruntées aux plus grands poètes, pour commencer l'ouverture culturelle qui se poursuivra au collège et au lycée.
    Tous ces textes – un par jour, de la TPS au CM2, ça commence à faire – construiront peu à peu un réseau d'enseignement moral autour de nos élèves, de manière bien plus sûre que tous les messages clairs, toutes les fleurs du comportement, tous les permis à points que nous pouvons inventer pour les convaincre de se comporter comme des êtres humains civilisés.

    Le fait de la routine rendra plus simple l'écoute active et la compréhension fine. Le lexique s'enrichit, rendant la communication verbale plus aisée. L'intérêt naît de la diversité des textes qui s'enchaînent. 

    Nous pouvons raisonnablement  espérer en faire des élèves que nous pourrons mener plus haut, même si, comme je le dis et le répète depuis le début, la société ne nous aide pas à recevoir des enfants reposés, conscients de leur place, habitués à gérer en êtres civilisés les aléas et les contraintes de l'existence.

    Notes :

    [1] Et je crois savoir que cela continue au collège ou même au lycée !...

    [2] Trente élèves en maternelle et en élémentaire, c’est trop, beaucoup trop pour être efficace.

    [3] Dans lequel je n’arrive pas à me résoudre à voir des cohortes d’enfants irrémédiablement handicapés dont on devrait adapter la scolarité, faute d’espoir de remédiation.

    [4] Après des classes de Petite Section dont un tiers, ou même la moitié des enfants n’a pas encore acquis la maîtrise sphinctérienne, c’est d’un enfant de Moyenne Section dont j’ai récemment entendu parler.

    [5] D’après Programmes de l’École Maternelle, 1882

    [6] Oh, ces cantines bruyantes où les enfants hurlent et se bousculent ! Ces TAP où on l’appel se déroule dans un brouhaha indescriptible ! Ces enfants épuisés qu’on couche à des heures indues !...

    [7] Trois heures par semaine, non pas pour fabriquer des sportifs, mais pour éduquer le corps, c’est essentiel, même dans une école où il n’y a qu’une cour minable et très peu de matériel. Il suffit de regarder un nouveau-né pour s’en convaincre.

    [8] de qualité, je vous en supplie ! L’éducation scolaire devrait comprendre celle du bon goût et d’une certaine exigence. Nous devrions tous nous désoler quand on nous suggère ici ou ailleurs d’utiliser pour faire danser nos élèves un répertoire digne de l’apéro annuel de l’association « Beaufs et beaufettes qui assument avec fierté leur beaufitude » !

    [9] Une heure par semaine. Là où elle est prise en charge par un intervenant extérieur, on pourra toujours mener soi-même quelques activités en lien avec l’EPS, les Sciences, l’Histoire, la Littérature pour installer ce contrôle de l’ouïe nécessaire à notre temps de classe...

    [10] D’après M. Montessori, Pédagogie scientifique, Tome 1.


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    1
    Jeudi 12 Octobre 2017 à 19:56

    Absolument d'accord avec tout l'article...

    2
    cécile
    Dimanche 15 Octobre 2017 à 11:17

    Super article!!

    3
    Anne-Do
    Jeudi 19 Octobre 2017 à 16:22
    D'accord de A à Z...et je ne fais même pas de commentaires sur la tétine-bouchon à laquelle s'accroche certains coucheculottés, mutiques, et handicapés par un chiffon (pardon, un doudou) qui leur paralyse les mains...Mais que venaient-ils faire dans cette galère ?!
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