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Les cinq premiers nombres (3)
Illustration de Sophie Wiktor
Suite de l'article d'Henri Canac, publié en 1947, pour changer un peu de la guéguerre forumesque et du manque d'ouverture de certains. Surtout que cet article, auquel nous adhérons dans son entier, montrera à nos détracteurs, s'ils ont la politesse de médire après avoir lu et non pas de se fier aux rumeurs antédiluviennes, que nous sommes souvent bien plus partisans des méthodes actives et constructivistes que ceux qui font apprendre des tables d'addition par cœur dès le premier trimestre du CP.
On y verra que Monsieur Canac n'aimait pas trop les jolis manuels de CP et les petits lapins et qu'il préférait la première abstraction que constituaient pour les enfants les jetons et les bûchettes à manipuler. Il avait peur que ces jolies bestioles détournent l'enfant de la recherche mathématique. Peut-être les images pénétraient-elles moins à l'époque dans les maisons qu'aujourd'hui et les enfants de six ans étaient-ils plus enclins à leur observation méthodique qu'aujourd'hui ?
Qu'il faille arriver au schéma avant la fin du CP, mes collègues concepteurs du nouveau Compter Calculer au CP (argh, de la pub ! mais non, ouf, je suis chez moi et j'ai le droit de le faire) et moi-même avons décidé que nos petits qui arrivent au CP auront droit au début aux petits lapins qui tordent les oreilles mais que, progressivement, nous les dirigerons vers les schémas et les représentations "constellantes", d'abord parallèlement aux petits lapins et aux fleurs des champs puis, de plus en plus, seulement grâce au matériel simple qui les met sur le chemin de l'abstrait.
On y verra que fréquenter un nombre, c'est peu à peu intégrer sa représentation constellante, conçue pour pouvoir mettre en avant les particularités du nombre. On apprendra que cette représentation donnera lieu à l'apprentissage du calcul, d'abord en manipulation, puis en dessins où elle sera prétexte à la découverte et à la mémorisation réfléchie des premiers éléments de géométrie. Puis qu'enfin, on demandera de se représenter les nombres en "imagination" où l'élève continue à connaître le nombre globalement comme une quantité tangible et se repère en évoquant le schéma qu'il connaît bien jusqu'au jour où ce nombre lui parlera "en direct" sans passer par la représentation.
Forte de cette lecture, j'ai observé de plus près mes petits CP en train de calculer et j'ai vu, à leur attitude face au calcul, ceux qui, sur les nombres de 1 à 10 (nous venons de finir les pages consacrées au nombre 11), en étaient encore à l'évocation physique des collections (sur leurs doigts, sans surcompter, seulement en associant 6 et 4 par exemple), ceux qui avaient déjà rendu mentale cette évocation et ceux qui l'avaient dépassée.
Quant à mes "tout-petits" de GS, qui en arrivent bientôt eux au nombre 5, le jeu de l'autobus, pratiqué hier pour la première fois m'a montré que les sept enfants, quel que soit leur mois de naissance, savent déjà que 4 + 1, 3 + 2 et 1 + 4, c'est 5. En revanche, lorsque 2 personnes montent dans l'autobus, ils doivent regarder leur main pour me dire qu'il faut encore en faire monter 3.
Ce qui m'amène au dernier point traité dans cet extrait : la DIFFÉRENCIATION ! Eh non, celle-ci n'a pas été inventée par un savant fou du dernier quart du XXe siècle. Cette personne s'est contentée de la récupérer, de travers de surcroît. Elle en a fait le monstre qui sévit aujourd'hui. Celui qui condamne le petit enfant de six ans (et parfois moins) à traîner son PPRE le reste de sa scolarité, dûment estampillé dyscalculique ou je ne sais quoi.
Pour cet enfant qui est plus lent ou qui a encore besoin de voir pour croire à moins qu'il n'ait peut-être pas reçu chez lui l'accompagnement sensoriel et langagier auquel il aurait pu prétendre (les enfants-télé-console dès l'âge de trois ans, ça existe, suecia, ne vous en déplaise) ou enfin qui est parti sur une fausse-piste dont il a de la peine à se défaire (ça y est, je vous rassure, ma Lambinette n'utilise plus ses deux pouces pour me montrer 11 doigts), etc. , Canac propose qu'il puisse revenir à la manipulation, encore et encore, pour le laisser reprendre haleine, alors qu'il continue à faire les mêmes exercices que les autres.
Mais laissons parler le professeur, il s'exprime mieux que moi :
PROGRESSION
- On peut admettre qu'un enfant de 5 ans, même venant en classe pour la première fois, connaît déjà passablement les nombres 1 et 2 et l'on pourra donc passer assez vite sur ces premières notions.
Sur UN, il n’y a vraiment qu'une chose à faire, qui est de l'opposer à plusieurs, ou à beaucoup. Parler à un enfant de 1 tout seul, en énumérant un crayon, 1 enfant, 1 toupie..., c'est le déconcerter parce que l'objet de la leçon lui semble aller de soi et par conséquent lui apparaît mal. Il convient, au contraire, par des exercices concrets, de poser en les opposant les deux notions corrélatives d'unité et de multiplicité, qui sont l'essence même du nombre, un nombre quelconque consistant dans une collection d’unités homogènes et demeurant distinctes quoique liées dans la notion du nombre considéré.
DEUX, c'est la paire, notion de grande importance théorique (nombres pairs) et pratique, mais qui n'offre encore aucune difficulté appréciable. Au cours de ces premiers exercices, l'enfant, jusque-là habitué à discriminer des objets d'après des différences, parfois très fines, de couleur, de forme, de rugosité, d'après leur usage ... ou selon tel autre critère sensoriel ou intellectuel, est invité dorénavant à se détacher de ces caractères concrets et à porter son attention sur le nombre seul, élément invariable sous la diversité des apparences. Ainsi le jeune écolier de 5 ans, placé devant des cartons portant des objets divers en nombre variable et à qui l'on demande de mettre à part les cartons de 2 objets, s'élève, à partir de la contemplation de collections concrètes, à la notion de nombre abstrait.
C'est dire qu'en calcul comme ailleurs sans doute, l'expérience concrète est un indispensable point de départ. C'est pour cela sans doute - peut-être aussi pour égayer et séduire - que les livres de calcul les plus récents offrent à la vue toutes sortes de collections d'objets hétéroclites, « pittoresques » ou « vivants » : lapins, cocottes, tulipes, carottes, avions, diablotins, etc.
Nous avouerons sans ambages notre peu de goût pour tout ce bric-à-brac. I1 a le grave inconvénient de détourner l'attention de l'enfant sur le pittoresque individuel ou le caractère émouvant de chaque objet. L'enfant à qui l'on présente 5 lapins se mettra peut-être à rêver nostalgiquement au petit lapin blanc qu'il élève chez lui : ou bien il observera que le 3e des lapins figurés sur l'image laisse tomber nonchalamment l'oreille gauche alors que tel autre lève avec brio sa courte queue touffue. Dans la mesure même où le dessinateur aura égayé son dessin de détails vivants, il détournera l'attention de l'enfant du seul point qui importe, qui est de l'amener, en dépassant l’observation concrète à la notion d'une collection absolument homogène, aux unités identiques et parfaitement interchangeables. Sur ce chemin qui conduit à un schéma tout à fait abstrait, le pittoresque singulier des éléments est un obstacle et un écran : et s'il est bien entendu qu'on ne peut élever l'enfant à la notion de nombre sans partir de la contemplation de collections d'objets, encore faudrait-il réduire cette servitude au minimum et préférer des collections d'éléments aussi identiques· (réguliers), schématiques et abstraits que possible , aussi ·insignifiants que possible, oserons-nous dire, puisque l'attention doit se porter toute sur l'idée du nombre par-delà cette apparence, qu'il faut faire aussi transparente que possible.
C'est pourquoi nous préférerions un matériel très simple, employé du reste dans de nombreuses classes et qui se compose uniquement des formes géométriques les plus régulières : le cercle et le segment de droite, le rond et la barre, la pastille et la bûchette. (Expérience faite dans diverses classes, il semble que l'enfant lise mieux des groupes de cercles que des groupes d’autres figures géométriques même très régulières, comme le carré ou le losange. Hommage à l'incomparable perfection de la forme circulaire).
Entre autres avantages, ce matériel permet des groupements parfaitement clairs, et nous touchons ici à un point décisif.
Si nous présentons à un observateur, durant un temps très court, la chaîne de pastilles figurée ci-dessous :
et si nous lui demandons ensuite quel en est le nombre, peut-être sera-t-il fort embarrassé. Si l'observateur est un jeune enfant, et comme on ne lui a pas laissé le temps de dénombrer les pastilles une à une, il n'aura pas su lire cette figure. Si c'est un adulte, il aura sans doute coupé en pensée la chaîne en plusieurs tronçons (3 + 4 ou 3 + 3 + 1) et sera ainsi parvenu à trouver le total 7 ; mais, pas plus que l'enfant, il ne l'aura lu d'emblée.
Présentons à présent ces pastilles sous forme de figure organisée, de constellation,
et l'observateur n'aura aucune peine à reconnaître au premier coup d’œil le nombre 7, formé par 4 et 3.
Qu'est-ce à dire ? Que les objets alignés ramèneront invinciblement l'enfant à la routine du dénombrement mécanique, qui ne fera jamais apparaître dans sa pensée la figure propre du nombre, les arbres cachant perpétuellement la forêt ; tandis que, par la présentation en constellation, la figure globale du nombre saute aux yeux sans que l'attention ait à se fixer successivement sur les unités qui le composent.
La méthode d'étude « concrète » ou globale des premiers nombres, que nous esquissons ici, est donc toute suspendue à cette règle fondamentale : du moins au début, les objets qui seront présentés .à l'enfant ne seront jamais alignés, mais toujours disposés en constellation.
Or, ces constellations sont d'autant plus lisibles qu'elles sont formées d'éléments plus simples et d'une symétrie plus apparente.
Si je présente à l'enfant (au jeune de 5 ans), 5 lapins par exemple, plus ou moins individualisés, orientés différemment, « mis en page » par le dessinateur de manière vivante, c'est-à-dire selon une arabesque assez irrégulière et une symétrie discrète, il y a à parier que le schéma de 5 se dérobe sous l'œil de l'enfant, ramené irrésistiblement à la considération successive des unités et au dénombrement. Par contre, le domino de 5 lui impose d'un seul coup une figure géométrique qui est comme le symbole, à peine matériel, du nombre même.
On objecterait vainement qu'un matériel aussi monotone risque de lasser l'attention de l'enfant, rafraîchie au contraire par la variété des objets présentés. N'augurons point si mal du sérieux enfantin. En fait, l'enfant convenablement entraîné dépasse vite le plan des futilités pittoresques et se passionne pour la reconnaissance, la décomposition et le regroupement de ces schémas, travail incessant d'analyse et de synthèse de formes arithmétiques, qui est des plus excitants pour sa jeune intelligence...
Le nombre 3 exprime une collection assez limitée pour être saisie globalement même lorsqu'elle est figurée par des objets alignés. On pourra donc présenter 3 objets (ronds ou longs), alignés selon des orientations diverses, verticale, horizontale, oblique.
Mais, avec 3, apparaît la possibilité de former des figures constellantes. On associera donc l'idée de 3 avec la forme du triangle ; et le premier triangle présenté sera équilatéral, parce que ce triangle est le plus régulier et le plus beau et qu'il s'agit ici, non point de faire collectionner à l'enfant les diverses variétés de cette figure, mais de lui en ·donner une image générique, aussi peu individualisée que possible.
Équilatéral « parce qu'il n'y a pas de raison de faire autrement (Pascal) » ; aussi parce que 3 bûchettes égales conduisent naturellement à cette figure.
Trois bûchettes permettent aussi de présenter à l'enfant, puis de lui faire réaliser, une autre figure remarquable : la division du plan en 3 secteurs de 120 degrés. Ainsi, dès le début, l'esprit de l'enfant est enrichi de formes géométriques fondamentales et d'une grande beauté décorative.
A partir de 4, il est difficile à un enfant de saisir une collection d'objets alignés sans retomber à la routine du dénombrement. Dorénavant, donc, on présentera d'abord des pastilles ou des bûchettes disposées en constellations.
On notera ici que cette disposition constellante, non seulement favorise la perception globale des nombres, mais encore met sur le chemin de leurs diverses décompositions. Il suffit, pour les faire mieux apparaître, de casser le schéma en fragments détachés ou, simplement, d'employer des pastilles, des bûchettes (ou des craies) de couleurs différentes.
Ainsi apparaissent les décompositions de trois : 2 + 1, qui est sa définition; 1+ 2 ; 1 + 1 + 1.
De quatre :
2 + 2 ;1 + 1 + 1 + 1 ;
3 + 1; 2 + 1 + 1 et leurs symétriques.
De cinq :
4 + 1; 3 + 2 ; 2 + 2 + 1, etc.
On notera du reste qu'il est surtout important d'attirer l'attention sur les décompositions en deux termes, les décompositions en plusieurs termes pouvant être considérées comme formées de plusieurs décompositions en 2 termes, qui ramènent l'enfant à des cas déjà connus
2 + 1 + 1 = 2 + (1 + 1) = 2 + 2
Ces décompositions conduisent naturellement à l'idée de l'addition et à l'idée corrélative de la soustraction.
Dès lors, il est possible de proposer à l'enfant toutes sortes de petits exercices, variés à l'infini et convenablement gradués :
- Présentation (très rapide, pour éviter le dénombrement par unités) de cartons portant 1, 2, 3, 4, 5 pastilles; les enfants reconnaissent le nombre d'une seule vue, puis le prononcent ou l'écrivent, ou tendent une étiquette portant le chiffre correspondant ;
- Exercices de collage, sur les « jolis cahiers » individuels, de gommettes de couleurs vives ;
- Combinaisons décoratives sur canevas avec des points, des pastilles, ou des barres en nombre déterminé ;
- Problèmes oraux où réapparaissent, avec les lapins, carottes et sucres d'orge, la vie et la variété, mais un moment où la notion des nombres étudiés, indissolublement liée avec des schémas géométriques simples, ne peut plus être obscurcie dans la pensée de l'enfant par la profusion du concret ;
- Petites opérations abstraites sur les 5 premiers nombres (additions et soustractions) lorsque la connaissance des décompositions est devenue bien assurée et quasi automatique.
La gradation dans la suite de ces exercices consistera à passer peu à peu du calcul concret au calcul abstrait, ce qui est aussi aller du facile au difficile.
A un premier stade, l'enfant manipule des objets (jetons ronds par exemple) et réalise l'opération sous forme concrète. Ainsi, « l'opération manuelle précède l'opération mathématique » (Instr. Off.). Il dispose devant lui 3 jetons, puis 2, les met ensemble (addition) et constate, en les dénombrant, qu'il a constitué une collection de 5 unités. Ce degré dépassé, on pourra, par exemple, présenter (rapidement) à l'enfant un carton portant le schéma suivant.
L'enfant reconnaîtra ici, à la vue, l'opération qu'il sait effectuer manuellement et apprendra à exprimer ce schéma par la formule numérique : 3 et 2 font 5.
(Le maître peut se contenter de tracer de tels schémas au tableau, ce qui est rapide et commode, mais il doit veiller à ce que les enfants, même les yeux fermés, ne dénombrent pas les unités au son, au fur et à mesure où la craie trace les pastilles, ce qui changerait totalement la nature de l'exercice).
Mais si, au lieu de montrer ce schéma aux enfants, le maître se contente de le décrire sans le leur laisser voir :
« J'ai sous les yeux un carton avec 3 pastilles vertes, puis 2 pastilles vertes enfin, à droite, toutes ces pastilles ont été mises ensemble. Dessinez ce que je vois, puis écrivez cette opération avec des chiffres », il les astreint à un effort d'imagination qui les met sur le chemin de l'abstrait et, en fin de compte, les enfants seront capables de résoudre l'opération sous sa forme abstraite (3 et 2 font...), d'abord en évoquant furtivement le schéma correspondant, puis spontanément et du premier coup. A ce moment, l'automatisme du calcul abstrait sera obtenu et un fragment des tables d'addition assimilé, sans effort pénible et sans rabâchage.
Bien entendu , dès qu'un enfant sait résoudre une opération dans l'abstrait, il faut bien se garder de le retenir sur le plan du concret, qui lui devient fastidieux par trop de facilité : le concret, point de départ seulement. Béquilles, à rejeter dès que la démarche est suffisamment assurée.
Inversement, si un enfant perd pied, il convient de le ramener à un stade plus concret : «Tu ne sais plus combien font 3 et 2 ? Rappelle-toi : 3 pastilles d'abord, puis 2… » et, s'il le faut, jusqu'à l'opération manuelle qui fut au point de départ de cette progression. Ainsi, selon la nature des exercices, selon l'élève interrogé et, d'une manière générale, selon la difficulté rencontrée, le maître enlève ses élèves vers les hauteurs de l'abstrait ou bien les laisse reprendre haleine sur la terre ferme des opérations concrètes.
Ces remarques ne valent pas seulement pour les 5 premiers nombres...
Pour lire le reste de l'article :
1. Après l'écriture, les nombres !
2. Savoir compter jusqu'à 100
...6. De 11 à 19, les irrégularités de langage
7. De 20 à 69, "Trop fass', maîtresse !"
Tags : nombre, enfant, objet, CP
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Commentaires
Je viens d'avoir une sorte de révélation en lisant cet article! Je m'arrache les cheveux, depuis un certain temps, pour trouver LA méthode qui me permettrait d'enseigner les trois premiers nombres correctement...Je crois l'avoir enfin (!) trouvée.
Cependant,j'ai une question. Peut-on appliquer cette méthode à des élèves de moins de
5 ans?
Je pense que oui, en restant longtemps sur les 5 premiers nombres. Et en prenant garde de bien respecter l'équilibre entre les compétences langagières, motrices, sensorielles, expressives et cognitives.