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CP : Lire, c'est entendre ou voir ?
J'ai lu récemment qu'au CP, la comptine pour « découvrir le phonème » avant d'accéder au graphème était indispensable. La personne disait même qu'elle ne voyait pas comment on pourrait faire sans. D'où ma question :
Lire, c'est entendre ou voir ?
Un petit test simple : fermez les yeux et essayez de lire ce que j'écris. Bon, ça ne fonctionne pas. Rouvrez les yeux. Rouvrez les yeux, je vous dis !
Maintenant, bouchez-vous les oreilles. C'est bon. Je vais écrire plus petit pour voir. Ça fonctionne toujours ? Et là ? Et là ?...
Voilà. Mon article est fini.Enfin presque.
Parce que quelqu'un, forcément, me rétorquera :
« La fonction principale des graphèmes est de transcrire les phonèmes. »
Et je suis même sûre qu'il aura un exemple de chercheur renommé qui aura démontré que si les sourds ne savent pas lire, c'est parce qu'ils n'entendent pas ce qu'ils voient.
Et là, je lui répondrai que pour les sourds, je ne sais pas. Il me semble que, dans les pays développés, la plupart d'entre eux savent lire mais je ne saurais l'affirmer.
Il me semble cependant qu'une personne capable d'accéder à la langue des signes et ses nombreux symboles est aussi capable d'accéder à vingt-six symboles et un nombre somme toute assez limité de combinaisons de deux, trois ou quatre de ces symboles.
L'entrée par la lettre n'est peut-être pas la meilleure, mais tout de même, je ne pense pas qu'elle soit impossible. Il n'y a qu'à voir Mme Suzanne Borel-Maisonny. Elle travaillait bien pour des enfants sourds, au départ. Elle a juste associé le geste au son, pour que ce soit encore plus visuel que la lettre. Et ça a fonctionné. Sans comptine.Voilà. J'ai fini. Enfin presque.
Revenons à cette indispensable comptine.
Qui prend un temps fou. Le temps que Ryan se calme. Celui que Maeva se réveille. Celui que tout le monde soit tout ouïe... Et puis, il faut lire ça. Sans support visuel. Pour qu'ils trouvent le son. À l'oreille. C'est indispensable. C'est la phono. Ça s'est toujours fait.
Pouf ! Ryan en a profité pour tomber du banc... ou de sa chaise. Léonie tripote les cheveux de Gloria... ou son stylo... ou ses chaussettes... Enzo et Luka se plaignent de Ryan... trouvent qu'on n'intervient pas assez vite...
On calme le jeu et on recommence la comptine. En entier. Toujours sans support visuel. Elle est d'un niais, parfois... et tirée par les cheveux... Mais c'est pour la bonne cause. Comme ça, ils seront entrés dans la lecture, enfin ils seront à la porte extérieure, dans le jardin, avant le hall, l'ascenseur, la porte d'entrée, l'entrée, le salon et... la bibliothèque où se trouve (enfin) la lecture ! C'est déjà ça...Il faut maintenant leur demander de se torturer les méninges. Et les oreilles. Et la mémoire sémantique. Et les capacités d'identification auditives. Élaborées. Très élaborées. Uniquement à l'oreille. Ça demande des fonctions exécutives déjà bien installées tout ça. Mais c'est indispensable. Alors, on le fait.
Arrive la deuxième phase : « Quel est le son qu'on entend tout le temps dans cette comptine ? »... Blanc... Suivi de [i] ! [o] ! (qui sont les phonèmes étudiés précédemment) ou alors de « lapin ! » (immédiatement suivi d'un « Noa, j'ai dit le son, pas le mot ! » peut-être associé à une réflexion silencieuse sur la catastrophe des étiquettes en maternelle qui trompent les enfants et les empêchent d'accéder à la lecture).
Ça avance ainsi en cahotant, difficilement, jusqu'à ce que Octave, qui sait déjà lire, ou Binthou, qui est très appliquée et retient tout ce qu'on lui dit, disent que c'est le son [l] qu'on entend dans lapin, lit, loin, lunettes, livre, école, cheval, balle et bol !
- C'est alors que la maîtresse, si elle est alphabétique, sort enfin sa lettre L, dans les quatre écritures.
- Si elle est constructiviste, il va encore y avoir une nouvelle étape : l'affichage de la comptine, avec sa relecture (plutôt récitation pour toute la classe sauf Octave et la maîtresse) et la recherche des graphèmes associés au phonème [l].
C'est long, ça énerve un peu plus Ryan, Enzo et Luka. Ça endort encore plus Maeva... Et la chevelure de Gloria commence à ressembler de plus en plus à un nid de cigognes ! Heureusement, il y a Octave... et Sherine qui a des yeux de lynx et repère plus vite que son ombre tous les trucs qui tombent et roulent sous les placards ! Octave repère même bille et son graphème ill qui ne fait pas [l][1].
Et là, ce n'est pas fini ! La séance, si, mais le travail auditif sur le phonème [l] qui commence tout juste à pouvoir se traduire par le graphème l L et les mêmes mais en cursive.
Il faut encore chercher des mots où on l'entend. Tout seuls. Sans filet. Avec le succès que l'on sait... Mais on sera sorti de l'indispensable comptine, alors n'en parlons pas.
Toujours est-il qu'on viendra de perdre une grosse, grosse demi-heure à faire de l'oral. Et de l'analyse phonétique sans filet. Et que ça n'aura pas très très bien fonctionné. Sauf pour Octave. Et Binthou. Et puis aussi un peu Shérine qui s'est réveillée à la fin. Et puis quand même quelques autres...
Ryan, Luka et Enzo, de toute façon, hein... Pareil pour Maeva... et Léonie... et Gloria... On ne peut pas avoir 100 % de réussite, hein. Ils ne sont pas tous prêts... et puis il y a le milieu... et les tablettes... (air connu).Une grosse, grosse demi-heure pendant laquelle...
Ils n'ont pas lu...
Pas du tout. Ils n'ont même pas vu une lettre !
Puisqu'on n'y a vu aucun graphème, c'est donc une demi-heure qui ne peut pas être comptée dans l'horaire de lecture, non ?
Cette demi-heure aurait largement pu être occupée à lire, et vraiment lire. Pas à entendre pour savoir ce que plus tard on va voir. Parce que :
Lire, c'est voir et entendre en même temps.
Si la maîtresse était à tendance explicite, ça se serait présenté comme ça :
« Bonjour les enfants. Aujourd'hui, je vais vous présenter une nouvelle lettre. C'est la lettre L. On l'appelle L mais elle produit le plus souvent le son [l]. La voici en script... minuscule... majuscule... et en cursive... minuscule... majuscule... Tout à l'heure nous apprendrons à l'écrire...
Répétez avec moi : lllllll ! Comme dans llllapin, LLLLuka, llllivre... Qui me trouve d'autres mots où nous entendons le son [l] ?Oui... Llllléonie, qui va laisser les cheveux de Glllloria pour nous aider ! Et puis... lllll.... ?
– lit ! lecture ! Léon ! Luke Skywalker !...
– Parfait ! Comme nous sommes là pour apprendre à lire et à écrire, vous allez m'aider... Avec les lettres que nous connaissons déjà, je peux écrire la. Écoutez bien llll...aaaa... Qui peut m'aider ? Essayez sur votre ardoise. Oui, bravo, ceux qui y sont arrivés ! Les autres, je vous le montre au tableau ! Vous voyez : lll ... aaa, voilà lllaa. Et maintenant llll...iii... Et puis llllooo. (Etc. avec toutes les voyelles connues).
- Nous sommes vraiment très forts, tous ensemble. Qui peut me relire tout ce que nous avons écrit ? Luka ? Ah oui, très bien, ici, c'est la syllabe lu comme dans Luka. Et toi, Léonie, où est la syllabe lé comme dans Léonie ?
Et là, la maîtresse consacre les cinq à dix minutes restantes à faire lire, c'est-à-dire voir et entendre les syllabes qu'ils viennent de composer de leurs propres mains.
Et si le maître, pour changer un peu, était plutôt à tendance « constructiviste », voilà comment il s'y prendrait :
« Bonjour les enfants. Aujourd'hui, nous allons découvrir une nouvelle phrase. Voici le dessin :
Je vous écris la phrase en-dessous [il écrit sans rien dire] :
As-tu un vélo comme le chat ? Comme Malo ?
Que reconnaissez-vous ? Sur l'image, vous voyez Mimi, le chat, et un garçon que vous ne connaissez pas. Ils font du vélo. Le vélo du chat a trois roues. Celui du garçon est un vrai vélo. Très bien.
La phrase, maintenant ? Il y a des mots et des lettres que nous avons déjà lus. Qui les voit ?- As ! tu !... Ça fait « as-tu »... le... chat... point d'interrogation. On nous demande quelque chose du chat !... As-tu... gna gna gna... le chat ?... Et après gna gna gna, on sait pas. Et encore un point d'interrogation. On nous demande deux choses. Une qui parle du chat et une qui parle d'autre chose. Du garçon, peut-être ?... Ou du vélo...
- Bravo, c'est vraiment très bien... As-tu... puis trois mots que vous ne connaissez pas... le chat ? et encore deux mots que vous ne connaissez pas, et un deuxième point d'interrogation. Regardez-les bien, ces mots. Y a-t-il des lettres ou des syllabes que vous avez déjà vues ?
- Le dernier, il ressemble à Marie. Mais il ne finit pas pareil. Il n'y a pas de i. Il y a une barre et un O...
- La barre, c'est un L. Je l'ai dans mon prénom. Gaël. Ça fait [l]. Ga... ëllll !
- Alors, ce prénom. Qui ressemble à Marie. Et qui finit par un L et un O ? Quelqu'un a une idée ?
- C'est pas Mari...o. Mario ?
- Bah non, y'a pas le i. Ma...rrroo, plutôt.
- Ah non ! Il n'y a pas de R non plus. Y'a un L. Lllll ! Mar...lllloooo ! Non, pas de R... Pfff, c'est dur...
- Ma...lo ! Comme mon cousin. Malo ! Il s'appelle Malo !
- As-tu ... le chat ? ... Malo ?
- Celui-là, c'est vélo ! C'est vé...lo, regarde : Ma...lo, vé...lo !
- Eh bien voilà. Nous allons nous arrêter ici pour le moment. Je vais vous lire le reste : As-tu un vélo comme le chat ? Comme Malo ?
Et je vous écris la suite puisque vous l'avez déjà trouvée [il écrit en parlant] :vélo
Malo
loTout à l'heure, nous écrirons toutes les nouvelles syllabes que nous pouvons composer maintenant grâce à ces deux nouvelles lettres.
Voilà.
C'est ça l'écriture-lecture, la vraie.
C'est celle où on écrit et on lit.
Sans forcément utiliser de comptine,
- parce qu'elle n'est pas indispensable du tout, pour apprendre à tous les élèves à lire et à écrire.
- Et qu'elle prend beaucoup de temps qui pourrait être consacré à lire et à écrire.
- Et enfin parce qu'elle peut même être un détour non pertinent pour tous les élèves qui n'ont pas encore réussi à combiner mémoire sémantique, capacités de reconnaissance auditive, organisation, flexibilité mentale, raisonnement cohérent et créativité.
Et cela ne nous empêchera pas, à un autre moment de la journée, pendant le moment consacré au langage oral, ou celui consacré à la musique, de leur faire apprendre une jolie comptine, ou une chanson agréable, dans lesquelles les allitérations en [l] seront nombreuses.Mais ce ne sera pas de la lecture. Et encore moins de l'écriture-lecture.
Notes :
[1] D’ailleurs, dans bille, c’est ill ou ll qui font le son [j] ? Faudra demander aux collègues sur F...k. Pourvu qu’on ne tombe pas sur la Doublecasquette qui nous dira qu’on s’en fiche et que l’important, c’est qu’en fin de CP, ce graphème soit connu au niveau de la lecture et, en fin de CE1, au niveau de l’écriture ! Elle est vraiment trop bêtement pratique, celle-là, et elle oublie complètement que nous sommes des chercheurs et non de vils exécutants des basses œuvres.
Quelques méthodes sans comptines :
en GS : De l'écoute des sons à la lecture (Thierry Venot) - La Planète des Alphas
au CP : Écrire et Lire au CP - l'ancien Bien Lire et Aimer Lire
Tags : lecture, phonologie, comptine, écriture
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Commentaires
1katdgSamedi 30 Juin 2018 à 15:57Et bien voilà qui est dit et bien dit !! Mais bien sur que le visuel est la base de tout...la photo .par les yeux. La mémoire visuelle...ajoutez la manipulation de lettres ou graphèmes mobiles et vous avez la solution..la vérité...ensuite vous jouez avec le stylo..le feutre..le pinceau .ah non oarfin l'outil scripteur.. et c'est gagné..par les yeux .le jeu et le plaisir.. su vous y mettez l'oral en plus.. ce sera magique aussi pour les enfants entendants..car jz suis professeur spécialisé e auprès d'enfants sourds...et j'ai toujours avec moi ou affichées.. mes étiquettes a trois polices.. #comment j'écris? #Me demande Djemmy en septembre...# comme tu veux!#..depuis janvier écris en cursive ...et sait lire ..les sons simples..bravo pour cet article!!Répondre-
DoublecasquetteSamedi 30 Juin 2018 à 23:32
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2CidSamedi 30 Juin 2018 à 17:47MERCI!-
Samedi 30 Juin 2018 à 23:32
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3JolicalieSamedi 14 Juillet 2018 à 18:14Excellent! Merciiiii-
Dimanche 15 Juillet 2018 à 09:31
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