• Il faut sauver l'École Rurale
    L'École Rurale, c'est celle où l'on apprend, ensemble, de deux à onze ans, tout près de chez soi.

    À l'époque où, sous prétexte de conventions ruralité, on finit de démolir le maillage scolaire développé de 1833 à 1990 environ, une amie m'a demandé de témoigner sur mon expérience d'institutrice ayant fréquenté tant l'école urbaine que l'école rurale afin qu'elle puisse le diffuser par le biais des contacts noués par l'association au sein de laquelle elle milite.

    Je lui ai proposé de diffuser ce plaidoyer sur mon blog. Le voici donc.

    Il faut sauver l'école rurale

    Institutrice puis professeur des écoles dans la Drôme depuis 1975, j'ai pris ma retraite en septembre 2015, à 58 ans après avoir exercé mon métier en tant que directrice d'une école rurale à 3 classes au cours des 28 dernières années de ma carrière. J'ai participé à la rédaction de suggestions de programmes scolaires pour la maternelle et l'élémentaire, de plusieurs manuels scolaires et de livres du maître. J'ai par ailleurs publié un ouvrage destiné à promouvoir une école maternelle1 qui accueillerait les enfants de deux à sept ans dans des classes multi-âge copiées sur celles qui existent dans les communes rurales.

    Au cours de mes sept dernières années d'enseignement, ma classe était inscrite à un projet d'expérimentation, visant à mettre en application et évaluer les programmes proposés par une association à laquelle j'ai adhéré pendant 8 ans. Ma collègue de Cycle 3 suivait le projet dans ses grandes lignes sans pour cela avoir inscrit sa classe dans l'expérimentation.

    J'ai commencé ma carrière par plusieurs années de remplacements et d'affectations provisoires, de 1975 à 1986. Lors de ces années, j'ai eu l'occasion d'enseigner aussi bien dans des écoles de ville, que dans des écoles de bourgades ou des écoles rurales.

    Écoles de ville ou de bourgades

    J'ai ainsi effectué les décharges partielles de deux directeurs d'écoles de ville à plus de dix classes, à deux reprises. J'ai alors exercé dans une classe de Petite Section le matin, avec plus de 40 élèves inscrits à la fréquentation très régulière, et dans une classe de CM2 l'après-midi, comportant environ 25 élèves. Ces deux classes étaient situées dans un groupe scolaire qui a été inscrite en ZEP dès que cette dénomination a existé. La deuxième fois, pour des quarts de décharge, cette fois, j'avais un CM2 à 27 élèves et un CP à 25 élèves, deux années d'affilée.

    Au cours d'autres remplacements, j'ai enseigné pendant des temps plus ou moins longs (d'une semaine à un trimestre ou même à une année) dans des écoles de 8 à 20 classes situées dans des villes petites ou moyennes (Montélimar, Pierrelatte, Nyons, Buis les Baronnies).

    Les classes maternelles de mes débuts étaient des classes fatigantes en raison du grand nombre d'élèves. Cependant les programmes, très souples à l'époque, rendaient le métier bien moins contraignant qu'aujourd'hui. Je pense aussi que le fait d'accueillir les enfants en classe 27 heures par semaine et les rôles bien définis de l'institutrice et de l'ASEM2 participaient sans aucun doute à sécuriser les enfants et les rendaient moins turbulents.

    En élémentaire, j'ai eu la chance de débuter à une époque où la conquête majeure du monde enseignant était la réduction du nombre d'élèves par classe. Je n'ai donc jamais eu de classes très chargées comme il en existait dans mon enfance et comme il en existe de plus en plus souvent de nos jours.

    Zone rurale (sans RPI) :

    J'ai enseigné dans des classes rurales uniques ou d'école à deux ou trois classes pendant plus de 30 ans. Ma classe la moins chargée comportait 3 élèves à Saint Dizier en Diois, la plus chargée atteignait 26 élèves en élémentaire (CP à CM2) et 32 élèves en maternelle-CP (de la TPS au CP) à Saint Pantaléon les Vignes.

    Je garde un souvenir très ému de l'époque3 où le rural « profond » a enfin pu bénéficier de l'École Maternelle. Les petits villages étaient poussés par le Ministère, qui débloquait des aides très importantes, allant jusqu'à 75 ou 80 % des frais engagés, à ouvrir des classes maternelles uniques, regroupant les enfants de deux à six ans. Il régnait dans ces classes une motivation et une émulation bon enfant très riches, à laquelle participait bien souvent avec enthousiasme une grande partie de la population.

    Je n'ai pas l'impression que mes élèves aient manqué d'émulation pédagogique, même dans ma classe de 3 élèves. J'ai toujours fait en sorte qu'ils aient envie d'apprendre, qu'ils se sentent progresser et qu'ils aient des contacts, même simplement épistolaires, avec d'autres enfants et d'autres écoles.

    Les seuls moments où cela pouvait être difficile, ponctuellement, pour un élève ou un autre, c'est lorsque celui-ci était seul dans son niveau alors que tous les autres groupes étaient relativement nombreux. Dans ce cas-là, s'il s'agissait d'un élève à l'aise dans le domaine scolaire, cela allait ; mais si, en plus, il s'agissait d'un enfant en difficulté, trouver la motivation de « se battre » a pu être difficile, pour lui comme pour moi.

    J'ai la chance de ne jamais m'être sentie seule en classe unique. Il faut dire que l'observation des enfants, pris isolément ou réunis en « communauté », m'a toujours intéressée. Les moments de récréation, qui sont les seuls moments où, dans une école, on a le temps de s'ennuyer, passaient plus vite quand j'observais leurs jeux et leurs interactions.

    Par ailleurs, très souvent, nous nous contactions avec les collègues des villages avoisinants et nous menions des « projets communs », bien avant que la pédagogie de projet soit institutionnalisée par notre administration.

    Avantages et inconvénients :

    Je n'hésite pas à dire que  le multi-âge me semble n'avoir presque que des avantages par rapport au niveau unique, sauf en cas d'effectifs trop chargés (plus de 25 en double niveau, plus de 20 à 22 en triple, plus de 20 à partir d'un quadruple niveau) ou si les enseignants se succèdent année après année.

    Dans ces deux cas, on perd tout ou partie du bénéfice incontestable dû aux échanges inter-âges et à la proximité qui s'établit entre l'enseignant, qui voit grandir ses élèves et comprend le développement de leur personnalité. On perd aussi une partie de ces avantages lorsque les élèves sont regroupés par niveaux dans des villages différents où l'on se retrouve finalement dans la même structure qu'en ville moins la proximité permettant des échanges entre maîtres et élèves !

    Dans la classe multi-âge, chaque élève se sent intégré un peu comme dans une fratrie et profite tant des enseignements prodigués aux plus âgés que de ceux que découvrent les plus jeunes. Tous y découvrent l'autonomie, l'équilibre, l'aptitude à l'effort et le sens des responsabilités. Ayant vu évoluer leurs aînés, les enfants progressent naturellement, se contentant de prendre tout à coup conscience de quelque chose qu'ils fréquentaient depuis longtemps de manière libre et intuitive.

    Le maître se focalise beaucoup moins sur les échecs partiels car il sait qu'il travaille dans la durée et que « tout viendra à point à qui sait attendre ». Dans le pire des cas, il intègre pour des temps plus ou moins longs l'élève en difficulté au groupe des plus jeunes sans qu'il soit pour cela question de le stigmatiser par un redoublement pris comme une sanction.

    Les années scolaires s'y succèdent regroupant les mêmes élèves autour du même maître. Point n'est besoin de longues semaines d'évaluation pour savoir où en sont les enfants qu'on a quittés deux mois plus tôt ! La mise en route de la rentrée y est très courte et parfois même inexistante, chacun enfilant à nouveau sa bonne vieille paire de pantoufles où il se sent à l'aise.

    Surtout que, sachant qu'il va garder ses élèves plusieurs années, l'enseignant a peut-être moins tendance à « perdre du temps » et à manquer de la plus élémentaire exigence au niveau des apprentissages. Pour lui, par exemple, un élève qui quitte le CP sans savoir lire sera un élève qui lui prendra énormément de temps l'année suivante alors qu'il n'en aura pas beaucoup à lui consacrer !

    Ce « temps long » pendant lequel les élèves sont accompagnés et instruits par un même maître permet certainement aussi une très grande souplesse dans les méthodes, sans crainte de ne pas avoir le temps d'aboutir. C'est ainsi que j'ai sans hésiter inscrit ma classe à une expérimentation aux contenus exigeants et que ma collègue, convaincue par le niveau de ses élèves arrivant au CE2 ou CM1 dans sa classe, n'a pas pu faire autrement que de relever, avec succès, le niveau des connaissances qu'elle leur enseignait.

    Je n'ai jamais vu de différence flagrante entre les élèves issus de classes multi-niveaux et ceux ayant étudié en simple niveau, lors de leur entrée en 6e du point de vue des connaissances. De l'avis des professeurs de collège que j'ai côtoyés lors des réunions de synthèse, les élèves issus du rural et particulièrement du multi-niveaux sont souvent plus autonomes et se noient moins facilement que les autres dans des problèmes de présentation de cahiers, de copie de leçons, etc., car ils sont habitués depuis bien longtemps à gérer seuls l'organisation quotidienne de leur travail écrit. Leur niveau est généralement aussi élevé si ce n'est plus que celui de leurs camarades des écoles de ville.

    Cette capacité à l'autonomie tend à disparaître depuis qu'on a regroupé les écoles rurales pour n'avoir plus que des classes à un ou deux niveaux et que les enseignants du primaire ne sont plus vraiment formés au multi-niveau.

    Rapports humains

    N'ayant jamais été réellement confrontée à la violence en milieu scolaire, sauf de façon très sporadique, dans le cas d'un parent d'élève ou d'un enfant en souffrance psychologique ou psychiatrique, je ne me sens pas le droit d'en parler.
    La seule remarque que je pourrais faire à ce sujet est une remarque de bon sens que n'importe qui pourrait émettre : lorsqu'un enfant est dans un milieu à sa mesure, encadré par des personnes qui le connaissent depuis toujours ou presque, il se sent moins agressé que lorsqu'il vit dans un univers démesuré, au milieu d'inconnus qui ne peuvent même pas l'appeler par son prénom. De même, lorsqu'un adulte connaît tous les enfants qu'il a sous sa surveillance, avec leurs forces et leurs faiblesses, il peut bien mieux anticiper les risques de débordements, d'agressions, de harcèlement ou de mise à l'écart.

    Jusqu'à ces dernières années, le contact avec les parents était beaucoup plus aisé en école rurale qu'en école de ville. Cela tend à disparaître car, de plus en plus souvent, les enfants fréquentent la garderie périscolaire et sont déposés et récupérés à l'école en dehors des horaires de service des enseignants. La disparition de l'école le samedi matin, puis la réforme des rythmes scolaires ont amplifié le phénomène dans des proportions inquiétantes. Nous avons maintenant des élèves dont nous ne voyons jamais les parents après le jour de leur inscription.
    C'est très certainement le cas depuis bien longtemps dans tous les Regroupements Pédagogiques Intercommunaux où les enfants sont déplacés en car matin et soir sans leurs familles.
    Et ce sera bien pire lorsque le projet des EPLE sera mis en place et généralisé.

    En revanche, je pense que, dans le cadre de l'intégration des enfants handicapés, c'est l'école de ville qui apporte les meilleures réponses. À la condition expresse bien entendu qu'elle dispose de classes peu chargées, dont certaines spécialisées dans l'accueil, le suivi et l'accompagnement des enfants à besoins particuliers, ainsi que d'un RASED complet sur place, de structures médicales, paramédicales ou psychologiques proches et d'AVS en nombre suffisant pour assurer le bien-être des enfants.

    En école rurale, l'absence de RASED ou son éloignement, la difficulté d'assurer le suivi médical, paramédical ou psychologique pour l'enfant sans le déplacer une à plusieurs fois par semaine pour ses consultations et soins ainsi que la difficulté de communication, compliquée par l'éloignement, entre la MDPH, le personnel soignant, l'enseignant et l'AVS ne donnent qu'une intégration de façade à l'enfant, bien loin de celle à laquelle il devrait avoir droit.

    Il faudrait pouvoir permettre une double inscription, l'une « scolaire », dans le cadre d'une classe adaptée au handicap de l'enfant, et une « sociale », afin que celui-ci puisse fréquenter dans de bonnes conditions l'école de son village, aussi souvent que son cas le permet.

    La grande gagnante, c'est l'école rurale :

    Issue de la « grand-ville », étant Parisienne d'origine, j'ai très tôt préféré la densité des relations humaines en milieu rural. C'est encore plus flagrant dans le domaine de l'enfance.

    Aucune école ne devrait dépasser les six classes en maternelle, avec un idéal à trois ou quatre, et les huit classes en élémentaire, en tendant vers l'école à quatre ou cinq classes. Aucun village ne devrait voir ses enfants au bord des routes matin et soir, et ceci encore plus lorsqu'il s'agit de régions de montagnes ou de zones à très faible concentration d'habitants où l'on véhicule parfois les enfants pendant plus de trente minutes entre leur domicile et leur école.

    Il faut sauver l'École Rurale

    Il faut protéger les écoles rurales car elles sont le lieu où les enfants apprennent à vivre en société, au milieu des leurs, au plus près de leur foyer. C'est là qu'ils étudient le civisme en action en voyant fonctionner leur mairie, leurs associations et leurs services publics de proximité.

    Leur scolarité n'a pas à se faire au détriment du bilan carbone de notre pays. Vivre et apprendre au pays, c'est la possibilité pour des milliers d'enfants d'aller à l'école à pied ou à vélo sans emprunter les transports publics ou privés.
    C'est aussi la possibilité d'une restauration scolaire de proximité, utilisant des produits locaux, fournissant ainsi emploi et débouchés économiques à la population active, tout en respectant l'environnement.

    En ces temps d'insécurité où l'on nous parle d'état d'urgence, nos enfants seront bien mieux protégés s'ils ne sont pas transportés en cohortes matins et soirs et que les structures qui les accueillent sont petites et dispersées.

    Enfin, et c'est sans doute le plus important car le plus quotidien, l'école rurale qui suit l'enfant pas à pas de la première année de maternelle à sa dernière année avant le collège peut le garantir contre l'échec scolaire bien plus sûrement, et avec bien plus de chaleur, que l'établissement public local d'enseignement, grand comme une usine, où il ne sera qu'un numéro.

    Cela nécessite sans doute un effort de formation des enseignants mais je n'ai aucun doute : très vite, les effets positifs se feront sentir.

    Notes :

    2 Agent Spécialisé des Écoles Maternelles

    3 Années 1980, chez nous, dans la Drôme

     


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