• Bien pleines ? Bien faites ? Ou les deux ?

    Bien faite ? Bien pleine ? Ou les deux ?

    En ce moment fleurissent sur les groupes d'enseignants inscrits sur les réseaux sociaux toutes sortes de demandes sur d'éventuels modèles permettant d'exploiter en classe (maternelle, CP) les boîtes de jeux qu'on exhume des placards. Il arrive aussi qu'on demande le nom de ces jeux.

    Pourquoi le nom ?... C'est un mystère. Qu'un élève de Première ait besoin du nom des œuvres qu'il présente au bac de français, oui, bien sûr, c'est indispensable, même en dehors du simple besoin de l'examinateur qui doit choisir une de ces œuvres. Parce que cette liste constitue, à vie, pour le jeune élève un référentiel de titres et d'auteurs de langue française.

    En revanche, lorsqu'il s'agit d'enfants de 3 à 7 ans, et de petits blocs de bois ou de plastique de formes et couleurs variées, c'est déjà beaucoup moins indispensable. Si la boîte du jeu a disparu et qu'aucune référence au nom n'est faite sur la caisse dans lequel il a été entreposé et que nous avons besoin d'un nom, eh bien, seuls ou avec les enfants, nous l'inventons.

    Celui-là deviendra par exemple Le Labyrinthe :

    Bien pleine ? Bien faite ? Ou les deux ?

    Cet autre sera baptisé Les fleurs :

    Bien pleine ? Bien faite ? Ou les deux ?

    Cependant, cette histoire de nom, si simple à résoudre, me tracasse. Une collègue m'a expliqué que c'était pour écrire ce nom sur la boîte de rangement. Oui. D'accord. Mais Les fleurs, c'est aussi bien que Blocs plastiques créatifs Tournesols et Liserons, non ? Et nous comprendrions tout aussi simplement Labyrinthe que Courbes et droites, si toutefois ç'avait été le nom choisi par la maison d'édition qui a commercialisé ce jeu.

    Pour moi, il y a autre chose... Comme il y a autre chose, de plus transparent cette fois, dans cette quête incessante de modèles. Et cette autre chose, il me semble bien que c'est une résurgence de l'éternel conflit entre les têtes bien pleines et les têtes bien faites, conflit qui dure, dure et dure depuis au moins la création de l'école publique gratuite et obligatoire (et même plus, mais c'est la même histoire) !

    Des têtes bien pleines

    Les têtes bien pleines, ce sont celles des enfants à qui l'on dit : « Apprends et tu deviendras savant ». Ces enfants, auxquels Pauline Kergomard disait, il y a bientôt 150 ans qu'il ne fallait surtout pas leur donner de leçons, et que l'on gave pourtant depuis de lettres, de chiffres, de modèles (qu'ils soient de découpage, de piquage, de collage, d'assemblage), de listes de mots à connaître, de titres d'albums et d'auteurs.

    Pour vérifier le degré d'éducation de ces enfants-là, l'important, c'est le vernis. en tout cas, c'est ce vernis que leurs enseignants étudie, pièce par pièce, leçon après leçon. Reconnaît-il ses lettres, ses chiffres ? A-t-il fait sa fiche B25 de découpage, l'a-t-il réussie ? Doit-il recommencer sa fiche R12 du jeu de la marchande pour valider la compétence : « J'associe les nombres connus avec leur écriture chiffrée » ?

    Dans cet état d'esprit, en effet, le nom du jeu devient important, car ce nom représente l'une des briques de ce merveilleux édifice, enfermé tout entier dans le cerveau de ces enfants et dont leurs cahiers de réussite sont les témoins fidèles.

    Et les modèles le sont tout autant ! Il faut passer par un chemin et un seul pour accumuler les savoirs. Par exemple, on lit ici ou là que lorsque les enfants reconnaîtront toutes leurs lettres (en fait, ce sont les nôtres, et nous ne les avons pas apprises comme eux du tout, que nous ayons 80, 70, 60, 50, 40, 30 ou même simplement 20 ans), ils pourront apprendre à les associer deux à deux, puis trois à trois, puis quatre à quatre (etc. ... toujours cette notion d'empilement de savoirs) pour lire des syllabes,. Et que lorsqu'ils sauront toutes les lire, ces syllabes, nous pourrons alors leur faire écrire et lire des mots ! Plein de mots ! Des tas de mots ! Bazar, scolopendre, atermoiement, pipistrelle, ... Jusqu'à ce que, grâce à tous ces mots qu'ils auront appris, ils puissent lire, enfin, quatre ans plus tard (si, si, quatre ans) des histoires aussi passionnantes que :

    Bien pleines ? Bien faites ? Ou les deux ?

    Devant le peu de rentabilité de ce processus, il n'est pas étonnant que, dans un avenir sans doute proche, nous ayons envie de nous tourner sans hésitation vers l'autre pendant que la doctrine.

    Des têtes bien faites

    Hélas, ces têtes bien faites, qui furent chaudement encouragées il y a tout au plus quelques décennies, furent, par réaction avec l'option Têtes bien pleines des décennies précédentes, celles de ces enfants sans freins qui courent en hurlant, ou se blottissent dans un coin pour échapper aux bulldozers qui se sont en effet faits tout seuls.

    Ce sont les têtes de ceux qui écrivent à leur manière parce que, comme le disent certains champions de la cause de l'enfant auto-constructeur.

    « ces manières sont « originales », étonnantes pour nous adultes, et n’évoluent pas de manière programmée entre 2 et 6 ans. » (M. Brigaudiot, in Les Cahiers Pédagogiques)

    Bien pleines ? Bien faites ? Ou les deux ?

    Ceci part d'une idée très généreuse : il faut laisser l'enfant libre de se construire seul, sans leçons mais aussi sans conseils, pour ne pas l'influencer. Pour cela, l'école devienne un lieu parmi d'autres où il rencontre des situations réelles au sein desquelles il évolue à sa manière, sans programmes ni contraintes.

    Ainsi, d'essais-erreurs en essais-erreurs, il évolue, jusqu'à ce que, la tête bien faite, il accède à sa propre connaissance et, allez savoir, si cela est son projet – s'il est besogneux, comme je l'ai entendu de la bouche d'un professeur de lycée – qu'il s'intéresse aux connaissances un peu réductrices des écoliers: l'écriture (chacun à sa manière ! surtout, pas de modèles réducteurs ! ils choisissent leurs outils scripteurs, les tiennent à leur manière, et n'ont surtout pas besoin de lignes !), la lecture (attention ! cachez les grands classiques, surtout ! juste de la littérature de jeunesse ! pas de vieilleries !), l'orthographe (bouh ! la galeuse !), la grammaire (berk ! caca berk !), le calcul (pfff ! à l'ère des calculatrices !), la résolution de problèmes (oui, bon, d'accord, ça, c'est important, mais uniquement si ce sont des problèmes ouverts, aux multiples solutions, pour que chacun puisse s'orienter vers celle qui l'intéresse, n'est-ce pas ? Ni baignoires trouées, ni robinets qui fuient, ni trains qui se croisent ! Ça, c'est du pratique concret qui ne permettent pas l'émergence auto-construite de bons mathématiciens !)

    Et cela, nous l'avons tous connu, que ce soit en tant qu'enseignant, ou en tant qu'élève. Et nous avons tous constaté, au moins en nous voilant la face, que, finalement, ça ne réduit pas tant que ça la fracture sociale.

    D'aucuns vous diront que c'est inévitable, que l'école est par essence bourgeoise et qu'à la naissance, déjà, un bébé qui naît dans une maternité du 9-3, d'un père absent et d'une mère qui fait des petits boulots au black pour subvenir aux besoins de ses marmots, est autant programmé pour échouer que l'est pour réussir, un bébé qui naît dans une clinique privée du VIIe arrondissement de Paris, digne rejeton d'une famille d'Énarques et de Polytechniciens !

    C'est sans doute vrai, mais, à la marge au moins, ne serait-il pas possible de réduire un peu les écarts ? Il me plaît de le croire.

    Peut-être parce que j'ai en quantité parmi mes anciens élèves, des enfants de pas grand-chose qui sont actuellement ingénieurs, professeurs, avocats, infirmières, chefs d'exploitations agricoles, concessionnaires automobiles, mécaniciens hautement spécialisés, ..., et que ces gens-là lisent, écrivent sans trop de fautes, savent calculer, sans calculette au besoin, tout ce qui leur rend la vie quotidienne plus pratique, se déplacent facilement dans un environnement proche ou lointain dans lequel ils savent se repérer et même, ô miracle, peuvent aider leurs enfants, auxquels l'école fournit le kit Tête bien pleine à acquérir les comportements permettant de le transformer en kit Tête bien faite !

    Les deux, mon général !

    Parce qu'il est là, à mon avis, le secret : une tête bien faite et bien pleine !

    Pour que ce petit bonhomme condamné par nos sociologues en raison de son origine puisse accéder aux mêmes compétences que son ami et voisin, il faut que l'école l'aide à se construire le cerveau, comme disait mon amie Louisa, 6 ans, lorsque je lui faisais déduire du contexte la définition du verbe s'instruire !

    Et construire un cerveau, ça passe forcément par une tête bien faite ! Une qui sait gouverner son corps pour qu'il s'appesantisse sur le monde qui l'entoure, en perçoive et analyse les stimuli sensoriels, y découvre ses semblables et les interactions qu'ils sont susceptibles de procurer, accède au langage articulé.

    Une fois cette base des bases assurée, après une TPS et parfois même une PS, le cerveau a besoin de nourriture pour mieux se construire. 

    C'est là que commence le délicat équilibre entre le grand n'importe quoi du « Construis-toi toi-même ! » et l'autre grand portnawak du « Apprends, tu comprendras plus tard ! »

    C'est là que l'enseignant doit trouver le juste équilibre entre 20 enfants assis chacun devant son petit tiroir (et 5 près de lui à écouter la leçon du jour), en train de trier l'un des lentilles avec une pince à épiler, le second affairé (ou pas) à aligner des lettres en plastique, le troisième empressé (si, si...) de mettre 2 pommes dans l'assiette du 2, 3 pommes dans l'assiette du 3, et le champ de foire où, le soir, une ATSEM épuisée trie le foutoir provoqué par 25 mômes incontrôlés qui ont passé 6 heures à s'auto-construire et s'autoréguler avec entrain !

    Ce juste équilibre, nous pouvons le trouver en partant de certains pré-supposés des tenants de la tête bien faite : l'enfant se construit à partir de situations réelles, vécues physiquement et sensoriellement dans un environnement riche qui multiplie les occasions d'être intéressé et en nous dirigeant vers les pré-supposés des aficionados de la tête bien pleine : il doit accéder à un niveau d'écriture, de lecture, de comptage, de calcul et de culture générale, suffisant pour n'être pas discriminé par son origine sociale.

    Et pour cela, une simple phrase, tirée d'un livre qui mériterait d'être lu dans tous les INSPE (et au Ministère de l'Éducation Nationale) :

    L'éducation du corps doit précéder celle de l'intelligence, comme les habitudes matérielles doivent précéder les habitudes intellectuelles. (Pauline Kergomard, l'Éducation maternelle dans l'école)

    Bannissons lettres et chiffres des classes de PS et MS, remplaçons-les par des activités communes visant à organiser la vie quotidienne, jouer, se mouvoir, dialoguer, entendre, écouter, partager, s'interroger tous ensemble.

    Attendons qu'ils soient prêts à apprendre vite et bien (d'expérience, l'écriture cursive et la lecture, c'est entre 5 ans et demi et 6 ans ; les nombres, jusqu'à 5 ans, c'est lié à l'anniversaire : jusqu'à 2 à 2 ans, jusqu'à 3 à trois ans ; etc.) pour leur proposer un apprentissage structuré et exigeant de l'écriture, de la lecture et des mathématiques qui dépote parce qu'un enfant a horreur des choses qui traînent pendant des siècles !

    Nourrissons-les de « belles lettres », de belles œuvres, de toutes sortes de connaissances élémentaires, qui leur apporteront vocabulaire, style, culture, repères spatio-temporels, et leur permettront d'affirmer leurs goûts en toute connaissance de cause.

    Habituons les enfants, tout au long de leur scolarité, à chercher plutôt qu'à appliquer, à créer des modèles plutôt qu'à en suivre, à deviner le sens des mots d'après un contexte et à éprouver eux-mêmes le besoin d'élargir leurs connaissances linguistiques par des observations, des lectures, des chansons et des comptines.

    Et là, au fur et à mesure que leur tête s'emplira, nous constaterons que sa construction, sa facture, est de plus en plus originale !


  • Commentaires

    1
    Julie
    Mercredi 3 Avril à 18:55

    Comme c'est rafraichissant de lire cet article!

    C'est vous que l'on devrait lire dans tous les INSPE de France!!! Et aussi dans les animations pédagogiques, car ce n'est pas avec 10, 20 ou 30 ans d'expérience que les enseignants réfléchissent sur leur pratique. Ils appliquent les consignes ministérielles à la lettre, mais voyant (ou faisant semblant de ne pas voir) que cela est contre-productif, continuent!
    Les collègues sont pourtant sensés être intelligents et réfléchir... Prendre en APC ("soutient") un enfant de MS parce qu'il ne connait pas ses chiffres de 1 à 5, ou ne sait pas les tracer, cela me laisse perplexe... Idem pour les scores de fluence en CP ou CE1, classes dans lesquelles on a depuis longtemps laisser tomber la compréhension et l'expression pour faire du chiffre ("il décode bien, X mots par minutes", oui ok, mais il ne comprend rien!!!!! Il ne sait donc pas lire)

      • Vendredi 5 Avril à 11:36

        Merci Julie de me conforter dans mes certitudes. Hélas, l'État a les enseignants qu'il mérite.

        De déclassement social et salarial en déclassement social et salarial, on en arrive à recruter des personnes qui ne se posent pas de questions et se contentent d'appliquer la "bonne parole" sans la remettre en cause. C'est ainsi que j'ai pu lire pas plus tard qu'hier soir que décodage et compréhension n'avaient rien à voir et qu'il fallait absolument les entraîner indépendamment l'une de l'autre.

        Ma sœur qui habite en Islande a eu l'occasion de croiser une Finlandaise qui exerçait "par défaut" la profession d'ingénieur. Elle aurait rêvé d'être enseignante mais elle n'avait pas pu car elle n'avait pas d'assez bonnes notes ! Pendant ce temps, dans notre pays, un professeur des écoles peut se demander (ça, je l'ai lu ce matin) si dans la phrase : Tu es une grande fille, l'adjectif grande est épithète ou attribut !!!

        J'espère très fort que vous serez de plus en plus nombreux à ne plus vous laisser bercer par les De***ne actuels et les Me***eu passés, sans compter les opportunistes à la ... ou à la ... qui retournent leur veste à chaque virage à 180° de la politique éducative de la France et transforment immanquablement toute bonne idée en affreux pensum jusqu'au-boutiste qui exclut plus qu'il n'aide à grandir et progresser.

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