• Oxymore pédagogique

    Oxymore pédagogique

    En ces temps de rentrée, après un été passé à écouter tous les matins un éminent scientifique expliquer qu'un enfant n'était qu'un tas de neurones à programmer à l'aide d'exercices presse-boutons, je suis fort affligée.

    Mais quand j'ajouterai que ce fut aussi un été où je pus lire sur les réseaux sociaux que telle, tel, telles et tels autres collègues de TPS, PS, MS, GS, CP, CE1, etc. cherchaient des modèles, des modèles et encore des modèles ou pour les aider à presser sur le bon bouton, celui qui déclenchera chez leurs élèves le réflexe conditionné ad hoc, garant de l'acquisition de la compétence B-12-24-AH-13, dûment constatée grâce à l'IRM de l'éminent scientifique, vous comprendrez pourquoi, ne serait-ce que par esprit de contrariété, j'ai une furieuse envie de fabriquer des chevilles rondes pour des trous carrés !

    Pour résumer tout mon ressentiment, je dirai que j'ai envie de modernité, d'air frais, de joies enfantines et surtout pas de modèles et d'évaluations.

    Mais voilà, pour faire du neuf, il faut sortir de nos schémas actuels et nous plonger loin, loin dans nos références éducatives, de manière à trouver notre oxymore pédagogique du jour :

    la modernité du passé !

    Et figurez-vous que je l'ai trouvée... Mais lisez plutôt et cherchez à quelle époque M. Halbout, un maître formateur, un IEN ou un Conseiller pédagogique a pu écrire ces quelques conseils :

    Les activités dirigées et autres occupations du CP

    OCCUPER constamment et utilement les enfants du CP, est une exigence essentielle de la classe unique [NB : classe multi-niveaux de nos jours]. [...]

    ♥ Quelles activités choisir ?

    Nous ne mentionnerons pas les jeux et exercices de calcul et de lecture, application directe des leçons, que nous avons évoqués les semaines précédentes. Mais nous essaierons de garnir les cases de notre emploi du temps qui s'appellent peinture, dessin, modelage, activités dirigées, dénominations dont le caractère est plus indicatif qu'impératif ; point n'est besoin d'ailleurs que tous les enfants exercent en même temps la même activité ; la diversité des occupations peut permettre de tirer parti d'un matériel disponible en quantité trop réduite. Le choix des activités peut évidemment être limité par ces contingences matérielles ; mais il n'est point de problème insoluble avec un peu d'ingéniosité [souligné par moi].

    Quelles que soient les possibilités, il faut s'astreindre à ne donner que des occupations qui fassent appel à l'intelligence, à l'imagination, ou, au minimum, à l'adresse manuelle de nos jeunes enfants, en proscrivant les exercices mécaniques ou de simple imitation.

    Toute occupation, même si elle n'est pas strictement « scolaire » doit avoir un aspect éducatif. Donc, pas de copies interminables du même mot ou du même élément de lecture, pas de lignes de lettres ou de chiffres, pas d'avalanches d'opérations écrites faites machinalement. On limitera également les coloriages de dessins imprimés au tampon encreur [ajout 2024 : ou trouvés sur internet], qui n'offrent qu'une maigre matière à l'imagination de l'enfant. Les exercices de piquage, où l'enfant se contente de suivre avec un poinçon (dont l'usage n'est pas exempt de danger) un tracé préfabriqué, ne présentent également qu'un intérêt relatif.

    ♥ Il faudra prévoir :

    → DES JEUX SENSORIELS (surtout pour les moins de 6 ans)

    dont les catalogues des éditeurs spécialisés dans ce domaine (Bourrelier, Nathan, ...) offrent tout le choix désirable. Ici se pose la question financière, d'autant plus qu'il importe de choisir des matériels durables, finalement moins onéreux, mais dont le prix d'achat paraît quelquefois élevé. Il faut donner la préférence aux matières plastiques ou aux bois laqués qui gardent l'éclat du neuf, malgré les nettoyages imposés par l'hygiène (bain hebdomadaire dans une solution diluée d'eau de Javel).

    Une certaine variété est nécessaire: le même jeu, indéfiniment répété perd tout intérêt et toute valeur. Aussi, dans la mesure où le maître [ajout 2024 : ou la maîtresse] dispose librement de tout ou partie de l'allocation scolaire annuelle, doit-il prévoir, à chaque [nouvelle rentrée], l'acquisition de quelques jeux et le remplacement des jeux détériorés. [...]

    Mentionnons notamment :

    ⇒ les jeux de classement :

    • par ordre croissant de grandeur, de grosseur, d'épaisseur,de poids
    • par formes différentes
    • par couleurs (nuances ou intensités)

    ⇒ les jeux d'emboîtement, d'encastrement, de superposition

    Le développement de l'intelligence est tributaire de la justesse et de la finesse des perceptions. Il est bien établi par exemple que de nombreuses [ajout 2024 : pseudo] dyslexies sont imputables à des déficiences de la structuration de l'espace.

    → DES ACTIVITÉS MANUELLES

    tissage : Signalons les bandelettes en matière plastique, valables à condition d'encourager les enfants à rechercher des combinaisons plus ou moins complexes de couleurs

    modelage : La cire à modeler est un matériel peu coûteux et durable si l'on prend les quelques précautions nécessaires à sa bonne conservation. La règle est ici de laisser libre carrière à l'imagination de l'enfant ; les réussites conservées servent de stimulant.

    jeux de laçage et de boutonnage : À ne pas négliger pour développer l'adresse manuelle des plus petits (ou des plus empruntés).

    → DES EXERCICES GRAPHIQUES

    qui développeront le sens esthétique et l'imagination, en même temps que l'habilité manuelle. Ils contribueront, en favorisant l'écriture, à l'apprentissage de la lecture et à l'acquisition de l'orthographe.

    Mentionnons :

    ⇒ l'écriture au pinceau qui peut être une activité dirigée ou une application directe de la lecture [ajout 2024 : z'avaient lu ni Dumont, ni Pierson ! ] : elle contribue à vaincre la nervosité et la raideur de la main.

    ⇒ la peinture au doigt : Le maître [ajout 2024 : ou la maîtresse] préparera dans une série de gobelets, des solutions de gouache de différentes couleurs où les enfants puiseront librement; comme matière première, on peut se procurer des échantillons de papiers peints dont on utilisera le verso, ce qui initie l'enfant à l'utilisation d'un fond coloré

    ⇒ le dessin et le coloriage libres : C'est l'âge d'or du dessin libre qui est, pour l'enfant ne sachant pas encore bien écrire et encore moins rédiger, le moyen d'expression le plus immédiat. Si l'on a bien gagné la confiance des enfants, on leur demandera d'expliquer leurs réalisations.

    ♥ Conseils de mise en œuvre

    ◊ LAISSER À L'ENFANT LA LIBERTÉ DE CHOIX DE SES OCCUPATIONS

    → [Nous suggérons] l'installation du « coin des petits », avec ses étagères ou armoires basses, où chacun prend et range après usage ce dont il a envie.

    → [C'est l']occasion d'ailleurs de faire sentir aux petits la nécessité de l'ordre et de la discipline [ajout 2024 : tant pis pour la belle leçon d'EMC à projeter sur le TNI et à la jolie feuille à coller dans le cahier de leçons, on fait simplement sentir, c'est plus efficace et moins presse-bouton !] .

    → La séance d'activités dirigées pourra de temps à autre être consacrée au rangement et au nettoyage général des rayons.

    ◊ LAISSER ÉGALEMENT LE MAXIMUM DE LIBERTÉ DANS L'EXÉCUTION

    → Qu'importe si un jeu est utilisé à un usage imprévu, si un matériel à encastrer sert à échafauder une construction hardie.

    → Qu'importe également si un dessin viole les règles élémentaires de la logique ou de la perspective ; les enfants l'apprendront plus tard.

    → Pour l'instant, il s'agit surtout de ne pas freiner leur désir d'expression et d'activité.

    → Si le maître  [ajout 2024 : ou la maîtresse] intervient autrement que pour encourager et, à l'extrême rigueur, pour suggérer très discrètement et sans insister, il verra bientôt les enfants se désintéresser de leur matériel [Ajout 2024 : Eh oui, ce n'est pas forcément parce que les enfants d'aujourd'hui sont mal élevés qu'ils ne dessinent plus, c'est peut-être aussi parce que nos méthodes modernes rétrogrades, deuxième oxymore, leur ont coupé les ailes].

    ◊ PAR CONTRE, IMPOSER DE FAÇON ABSOLUE LES CONSIGNES D'ORDRE ET DE SILENCE, DE RESPECT DU JEU DU VOISIN ET DU TRAVAIL DES GRANDS

    → En venant de temps à autre complimenter et encourager les petits, on évitera d'ailleurs qu'ils ne viennent vous faire admirer une réalisation au beau milieu d'une leçon compliquée réservée aux plus grands.

    Et voilà, fin de l'article. Alors, à votre idée, à quelle époque (j'ai la date précise de cet article) les élèves de CP pouvaient ainsi, lorsqu'ils avaient fini leur travail, « jouer librement » en classe sans forcément rester assis devant les activités presse-boutons de leurs « cahiers d'activités » ? Vous pouvez répondre en commentaire ou sur la page Facebook Catherine Huby Éducation.


  • Commentaires

    1
    Agnès
    Samedi 17 Août à 11:29
    Merci pour ce voyagz temporel. Ca me donne envie de relire "libres enfants de SummerHill" ! 1970 ?
      • Dimanche 18 Août à 09:57

        Merci Agnès d'avoir commenté. C'est beaucoup moins révolutionnaire que "Libres enfants de Summer Hill", si je me souviens bien. Mais ça a dû naître de ce courant de la pédagogie nouvelle des années 1920 quand, après la Grande Guerre, de nombreux pédagogues se sont dit qu'en évitant de construire des "presse-bouton" sans âme, on éviterait peut-être qu'ils ne se transforment en "presse-gachette".

        On y sent aussi l'influence de Montessori ou de Froebel, avec les jeux sensoriel vusant à avoir une connaissance sensible du concept de taille, forme, poids, couleur, etc.

        C'est donc postérieur aux années 1920 mais antérieur aux années 1970.

    2
    Céline
    Samedi 17 Août à 17:26

    Merci Catherine pour cet article venu à point nommé !!! Enfin un peu d'air frais dans nos préparations de rentrée. Oui aux activités simples mais gratifiantes, pour eux comme pour nous !

    Allez, je me lance pour une date : 1937 ?

    Je profite de cet espace pour vous remercier et vous féliciter. Vos publications sont une véritable source d'inspiration et aussi parfois... de remise en question ! 

    Une presque anonyme qui vous suit depuis 5 ans environ.

     

     

      • Dimanche 18 Août à 10:01

        Pas mal trouvé, Céline. Ça pourrait en effet dater de 1937. Seul l'indice des jeux sensoriels en "matière plastique" peut nous inciter à penser que c'est plus tardif que ça. Mais oui, 1937, c'était bien tenté puisque, comme je le disais dans le commentaire précédent, c'est un des résultat tangible, au sein de l'enseignement public, du courant de l'Éducation Nouvelle, qui, dans les années 1920/1930 a fait connaître au grand public Janusz Korczak, Maria Montessori, Ovide Decroly, Célestin Freinet, ...

        Et merci pour vos encouragements.

    3
    Natacha
    Dimanche 18 Août à 16:24
    Merci pour cet article!! Les années 1950 peut-être qui ont vu l'arrivée du plastique en France..
      • Lundi 19 Août à 09:55

        Bravo ! C'est gagné ! 1959 exactement... C'est un article extrait du Manuel Général, une revue hebdomadaire qui ressemble au magazine La Classe.

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