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Clinquant, strass et paillettes !
Les coups médiatiques
Les coups n'ont jamais été ma tasse de thé en matière d'éducation, même si ce ne sont que des coups médiatiques.
Inventées au XIXe siècle par les publicitaires, utilisées pendant plus de cent ans presque uniquement par la grande distribution, les « semaines du ... » ont récemment envahi l'univers scolaire de la maternelle au lycée... Nos élèves doivent donc, à dates fixes, de manière presque obligatoire selon certains collègues, se passionner une semaine pour le goût des aliments, une quinzaine pour les Jeux Olympiques d'hiver, une semaine pour ramasser les déchets dans la nature, une autre pour la presse et parfois même plusieurs mois pour suivre les exploits de marins naviguant sur des océans lointains, leurs bateaux bardés d'affiches de réclame !
À ces semaines à visée clairement publicitaire se sont très vite ajoutées des « journées de ... » (le calendrier n'y aurait pas suffi sinon); celles-ci sont à rapprocher de la BA des mouvements scouts quand ce n'est pas carrément de la fête religieuse, longuement préparée, avec communion obligatoire autour d'un thème sanctifié pour la journée.
Sur les réseaux sociaux, on s'échange des pistes d'idées géniales pour célébrer le patrimoine, sensibiliser au massacre des bébés phoques, sauver les papillons menacés par l'emploi de pesticides dans la culture des roses au Kenya et même, depuis peu et pour très peu de temps encore, pour commémorer comme il se doit la Grande Guerre du CP à la Terminale et s'émouvoir sur le sort de nos braves pioupious. Tout à coup, les lettres des Poilus deviennent plus importantes à lire que les œuvres des grands écrivains du patrimoine, les tableaux, films, chansons conseillés à l'étude reflètent une époque et une seule ; les élèves qui n'en avaient jamais entendu parler deviennent des champions de quatre années du début du XXe siècle, complètement déconnectées d'un avant comme d'un après qu'ils ignorent.
Et si, ici ou là, pour diverses raisons, les débats naissent sur l'obligation morale de célébrer la Sainte Maman, autrement nommée Fête des Mères, de parler de la maltraitance et des carences éducatives le 20 novembre exactement, parce que c'est la date de la Journée des Droits de l'Enfant, ou, comme le proposait un ancien chef d'État, d'adopter un petit enfant de la Shoah pour la Journée des Déportés, ils sont encore bien timides et vertement réprimandés par les tenants du tout « Clinquant, strass et paillettes »...Dans ce domaine, quelle que soit sa couleur, le Ministère de l'Éducation Nationale, toujours à l'affût d'un coup médiatique, s'est empressé d'en rajouter encore en faisant du devoir mémoriel une vertu laïque à exercer à dates et heures fixes, n'hésitant jamais à faire exécuter « à chaud » une minute de silence commémorative à des bouts de chou aux sourires édentés d'enfants de CP/CE1 ou à des grands dadais boutonneux, prêts à tout pour se montrer rebelles.
Et puis, pour faire bonne mesure, comme on apprend un jour ou une semaine par an à trier ses déchets, manger ses cinq fruits et légumes quotidiens, respecter l'égalité fille-garçon, ne pas se moquer des handicapés ou pratiquer un sport pour se maintenir en forme, on va aussi s'entraîner à tout même à l'impensable, selon les mêmes protocoles et les mêmes normes, quelles que soient la localisation, la taille, la configuration de son école, de son collège ou de son lycée, un jour par trimestre pour l'incendie, un jour par an pour les risques majeurs et un autre, c'est tout récent, pour les alertes attentat.Si, pour bien charger la mule et transformer nos élèves en girouettes atteintes par la danse de Saint Guy, on ajoute encore à tout cela tous les projets nationaux, régionaux et départementaux auxquels les collègues se sentent obligés de participer, quand en plus ils ne s'en rajoutent pas volontairement, on se demande où et quand ils vont encore trouver le temps d'éduquer et instruire leurs jeunes ouailles...
J'ai bien dit « éduquer », pas « éduquer à »... parce que cela, c'est fait, refait, surfait et même contrefait, à longueurs de jours et de semaines ! À tel point que, dans certaines classes, il faut se créer des « rituels » (encore !) pour trouver le temps de construire des « réflexes » (encore !) orthographiques, grammaticaux et mathématiques dans le cerveau de nos petits apprenants...Éduquer
Éduquer, c'est très différent. Ça commence tout petit, ça s'inscrit à la fois sur le temps quotidien, à chaque minute et à chaque instant, et sur le temps long, patiemment, année après année. Ça s'adapte à la personne qu'on a en face de soi mais cela nécessite aussi qu'elle s'adapte au monde auquel on l'éduque. Ça évolue au fil du temps et permet ainsi de rendre plus féconde l'instruction que l'école se doit de dispenser. Une instruction large, plurielle, amenant chaque élève vers tous ses possibles. Une instruction préservée de tout ce qui fait le clinquant, le strass et les paillettes de l'immédiat médiatique.
Chez les petits :
Éduquer en Petite Section, c'est rendre l'élève capable de s'intéresser à l'adulte référent du moment, de l'écouter quand il parle, de comprendre ses propos et d'y répondre de manière adéquate par l'action ou par la parole ; c'est l'aider à prendre possession de ses cinq sens, de sa parole et de sa motricité large jusqu'à être capable d'écouter au lieu d'entendre, regarder au lieu de voir, goûter et sentir au lieu d'avaler sans reconnaître, parler pour se faire comprendre, maîtriser ses gestes pour toucher, communiquer, se déplacer...
C'est aussi lui permettre de commencer à être capable de communiquer avec le monde extérieur, son enseignant et son atsem, ses camarades de classe par la gestuelle, la parole, le dessin et les premiers jeux sociaux.
C'est enfin aborder au quotidien les premières connaissances « culturelles » et « sociales », par petites touches et à de très nombreuses reprises, tout au long de l'année scolaire, parce qu'entre trois et quatre ans, l'évolution est tellement rapide que ce premier vernis d'instruction nécessite plusieurs réajustements au cours de l'année.
C'est lui faire découvrir concrètement et intuitivement le temps qui passe, grâce à un emploi du temps immuable, adapté à ses capacités attentionnelles, indemne de tout ce qui pourrait s'apparenter à de l'éparpillement et du clinquant.
Quant aux strass et paillettes, ce sont les siennes, au quotidien, dans ses activités : la musique, la danse, le mouvement, le jeu, la « patouille » dans l'eau, le sable, l'argile ou la peinture, la cuisine, le jardinage, les comptines, les images, les premières « histoires » qu'ils regardent, jouent et écoutent ensemble, autour de leur enseignant.
Pour les paillettes des adultes, leurs commémorations, leurs réflexes d'individus sociaux vivant leur époque médiatique, on attendra, leur épargnant tout ce qui peut perturber leur croissance intérieure. L'école respectueuse de leurs besoins ne leur imposera aucune minute de silence, aucun exercice d'entraînement ritualisé1, aucune activité décloisonnée ponctuelle les coupant pour un temps de leur façon de vivre. Seules les fêtes de l'enfance auront droit de cité dans leurs classes, sans grands tralalas qui les déroutent, les excitent ou leur font peur.En Moyenne Section, l'éducation continue, sur la même lancée. L'enfant peut désormais participer à une activité proposée par d'autres, s'intéresser à ce qu'il voit, écoute, produit, se conformer à une règle ou une consigne. Il peut même se taire, rester immobile, se forcer à pratiquer une activité qui le bloquait parfois l'année précédente ou à différer un besoin ou une envie. L'enseignant cherche par tous les moyens à obtenir cette maîtrise de soi tellement importante pour la suite de sa vie en société où elle remplacera aisément tous les exercices d'alerte imaginables et inimaginables !
Les échanges se multiplient entre pairs et avec les adultes, ils deviennent plus longs et plus créatifs, surtout si l'ambiance de classe, voulue et entretenue par l'adulte, est calme, favorise le jeu et les échanges et ne cherche pas à demander aux enfants une attention et des intérêts disproportionnés. Le collectif commence à bien s'instaurer et permet de renforcer les acquis culturels et sociaux, d'autant que le langage a beaucoup progressé. C'est au cours de ces échanges quotidiens, ces recherches, ces jeux collectifs que se dérouleront toutes les « éducations à ... », morales ou culturelles, au quotidien, sans attendre le jour ou la semaine dédiés.L'éducation au collectif se renforce, passant par l'apprentissage de règles de prise de parole, d'écoute d'autrui, de correction du langage, d'entraide, de camaraderie. L'enfant commence à percevoir un tout premier temps « lointain », la veille et l'avant-veille, le lendemain et le surlendemain et même, quand l'enjeu en vaut la chandelle, un « plus tard » encore mal défini mais riche de promesses. Les adultes l'y aident en concoctant un emploi du temps qui, au quotidien immuable toujours présent, ajoute quelques touches hebdomadaires : nous cuisinons le lundi, jardinons le mardi, écoutons la dame de la bibliothèque le mercredi, chantons avec les copains de l'autre classe le jeudi, allons au parc avec deux parents le vendredi... Il devient possible de préparer un projet en fonction d'une date, du moment où le projet colle aux intérêts des enfants et ne dure pas trop longtemps.
Chez les moyens :
En Grande Section et au CP, au CE1 aussi quelques fois, c'est sur l'éducation collective que va désormais porter l'effort de l'adulte. Cette éducation qui permet d'obtenir du groupe ce qu'on obtenait jusqu'alors de chaque enfant pris individuellement et que l'on s'était efforcé de débuter l'année précédente en MS (d'où l'intérêt de ne pas reconstituer les groupes et changer d'enseignant à chaque rentrée scolaire...).
Cette éducation va permettre de débattre, en groupe classe, de l'utilité des règles de vie instaurées par l'adulte depuis la Petite Section : hygiène, sécurité, égalité, fraternité, autonomie et efficacité ; ces règles, bien comprises, étayées d'exemples pris dans l'inépuisable répertoire des contes et des mythes2, vont se fixer dans le comportement et n'auront bientôt plus besoin d'être travaillées au quotidien pour rester en vigueur car leur régularité suffira.
L'éducation collective va aussi permettre de développer les premiers acquis fondamentaux adultes : la lecture, l'écriture, le calcul, sans pour cela empêcher de continuer à travailler sur les acquis fondamentaux de l'enfance (motricité, langage oral, créativité, culture, logique, éducation civique et morale). L'enfant éduqué au groupe et au travail commun n'a pas besoin d'être individualisé ou mis en petit groupe pour s'enrichir des échanges pratiqués en classe et apprendre de l'enseignant comme de ses pairs, au milieu d'eux, avec eux. L'instruction a réellement commencé et rendra l'éducation des années suivantes de plus en plus féconde.
Cette instruction comporte un volet qui n'avait jusqu'alors été abordé qu'intuitivement, tout en douceur, sans « par-cœur » plaqué : le rapport au temps social. Cet élément, à la fois « culturel » et « social » peut désormais être abordé par le biais de l'intelligence et de la logique, les élèves vont donc se l'approprier réellement et en faire une des composantes de leur éducation d'enfant du début du XXIe siècle, dans le monde post-moderne où ils vivent. Ils vont pouvoir commencer à fixer les événements dans le temps, proche ou lointain, tout comme ils s'intéressent de plus en plus à l'espace familier comme éloigné.En étudiant chronologiquement la vie des temps passés ainsi que la configuration géographique de leur planète, ils préparent déjà leurs futures années de Cours Élémentaires et Moyens (CE1/CE2) où ils exploreront encore plus méthodiquement les périodes qui nous ont précédés et l'espace physique qui nous entoure, avant d'aborder l'âge des commémorations ponctuelles, de la découverte déconnectée d'autres mondes et d'autres cultures, loin des « courses autour du monde » et des « Clément Aplati » mais aussi à l'opposé des « puisqu'il y a cent ans que la Première Guerre Mondiale débutait, on va étudier ça, tiens, ça sera fun... Et puis ça faisait longtemps qu'on l'avait plus fait... ».
Toujours pas de commémorations pour eux, de grands pathos lyriques qu'ils ne savent décrypter ; toujours pas de « semaine du... » ou de « journée de ... » ; juste une instruction qui éduque parce qu'elle apprend à connaître, à reconnaître, à comprendre, juste parce qu'elle crée des liens et rend exigeant intellectuellement, juste parce qu'elle permet de partager des savoirs avec tous et de réaliser qu'une « opinion » ne vaut quelque chose que si elle est étayée par des faits réels et démontrables plutôt que par des croyances.Instruire
Chez les plus grands :
Quant aux plus grands, ceux qui ont déjà quitté l'enfance de la période magique pour entrer dans celle du concret, des réalisations tangibles, qui fonctionnent vraiment3, il y aura belle lurette qu'ils auront compris que le goût et les fruits et légumes, ça se cultive tous les jours et non pas seulement du 10 au 16 octobre, que la Première Guerre Mondiale, c'est au début du XXe siècle, à l'époque des premiers avions, premières voitures et des débuts du cinématographe, que les gens qui y sont morts auraient pu être leurs arrière-arrière-arrière-grands-parents, et qu'en grandissant, ils comprendront de plus en plus les causes et les conséquences des faits scientifiques, géographiques et historiques qui les entourent.
Ils sont prêts à aborder une instruction de plus en plus livresque et de moins en moins sensible, savent que leur cerveau est l' « acteur » principal de leur instruction et qu'un « chercheur » intelligent commence par faire le tour des connaissances des autres avant de partir bille en tête pour réinventer la roue ou redécouvrir l'Amérique. Ils économisent le temps et rentabilisent leur éducation en cultivant leur esprit et leur corps sans jouer à faire semblant, pour faire plaisir à des professeurs qui les jugent incapables de faire ce qu'eux et leurs camarades faisaient à leur âge.
Pas besoin pour eux non plus de clinquant, de strass et de paillettes. Pas besoin d'émotionnel dégoulinant des marques rituelles d'une compassion de façade4. Pas besoin de quatre entraînements par an pour adopter une attitude responsable dans l'adversité. Besoin de faits, de connaissances, de culture et d'organisation. C'est tout.
Merci pour votre attention.
Notes :
1 S'ils sont éduqués par un adulte référent qu'ils comprennent et qui les comprend, il sera aussi leur référence et leur modèle s'ils sont un jour confrontés à une difficulté. Ils le suivront et se conformeront à ses attentes comme ils le font les jours « ordinaires ».
2 Répertoire garanti indemne de toute « éducation à ... » bien lourdingue, bien moralisatrice, presque religieusement bien-pensante !
3 Vous voyez de qui je veux parler ?... Ce sont eux qui rajoutent des ailes, et des roues et qui pleurent l'absence de moteur à la chaise du salon couchée qui, jusqu'à présent, leur servait vraiment d'avion… Les grands, quoi, ceux qui font qu'un élève de CE2 ne pourra jamais être pris pour le jumeau d'un élève de CP…
4 Si nous pouvions en profiter pour épargner les plus petits d'entre eux (jusqu'en Troisième, ça vous va ?) de la description, devenue presque rituelle, des processus et techniques imaginées par les dictatures du XXe siècle pour systématiser l'horreur , ce serait carrément merveilleux. Merci pour les imaginatifs, qui souffrent en silence, et pour les « gros lourds » qui en concluent que, puisque ça s'est déjà fait, ça peut se refaire, « si on en a envie, d'abord »…
Tags : éduquer à, devoir de mémoire, éduquer pour
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Commentaires
Encore un chouette article qui aide à améliorer ses pratiques au quotidien!
Bravo DC!!
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Samedi 27 Août 2016 à 16:30
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3retraitéeSamedi 27 Août 2016 à 16:08quelques coquilles : "droit de cité", les coupant DE leur façon de vivre !
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Samedi 27 Août 2016 à 16:30
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5retraitéeSamedi 27 Août 2016 à 16:516CyriaqueSamedi 27 Août 2016 à 17:44Je suis contente de voir que les avis sont plutôt favorables. J'avais très peur de me faire lyncher...
8SandrineDimanche 28 Août 2016 à 15:11MERCI! Vous lire me fait un bien fou!-
Lundi 29 Août 2016 à 10:23
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MERCI !
Ca fait du bien de lire ça.
Ouf, tu me rassures. J'avais peur que ce soit un peu « trop »...