L'École Primaire comme je voulais la raconter
Merci à Sophie Borgnet pour cette illustration qui vaut à elle seule tous les exercices du monde.
Hier, j’ai confronté mes élèves à une nouvelle petite situation de recherche spiralaire dont ma méthode de mathématiques est friande : comment faire pour montrer 11 doigts à la maîtresse ? Les CE1, présents, avaient consigne de se taire provisoirement.
Pour les CP, il s’agissait d’une révision puisque, l’an dernier, en GS, ils avaient aussi été amenés à découvrir comment ce miracle était possible. Je leur ai donc demandé de bien écouter mais de ne surtout rien dire pour le moment. Ils étaient les gardiens du trésor et devaient rester muets.
Mes sept petits de GS se creusaient les méninges : « C’est facile, dix, c’est tous les doigts, et onze, c’est un de plus ! » [Ouais ! premier objectif[2] atteint !]
« Oui, dix, c’est cinq… et cinq… et après, c’est onze… Deux fois cinq… et un. » [Ouais ! Deuxième[3] et troisième[4] objectifs atteints…]
Mes grands et moi félicitions mais refusions leur solution. Même si, en effet, ils allaient très vite pour nous montrer 10 doigts puis 1 doigt successivement, nous ne voyions jamais les onze doigts en même temps.
C’est alors que Lambinette intervint. Vous ai-je déjà dit que Lambinette allait à son rythme de sénatrice et que, même lorsqu’elle se hâtait, c’était avec lenteur ? Et là, dans le cercle que nous formions, pendant que ses petits camarades de GS s’excitaient à passer de plus en plus vite des deux mains largement ouvertes au pouce levé, elle, elle cherchait…
Et là voilà qui nous dit : « Onze, c’est ça : un 1 et un 1. », montrant ses deux pouces levés l’un à côté de l’autre…
« Tu es sûre que tu as levé onze doigts, Lambinette ?
- Oui. Onze, c’est deux 1.
- Les autres, vous voyez onze doigts ?
-Noooooooooooooooon !
- Tu vois, Lambinette, tes copains ne voient pas onze doigts. Moi non plus. Combien as-tu levé de doigts, Lambinette ? Un doigt là et encore un doigt là, combien ça fait ?
- Un et un, ça fait onze.
- Non, Lambinette. Nous allons t’aider et compter avec toi. Un… deux… Tu vois, un doigt, encore un doigt. Deux doigts, deux enfants, deux fenêtres, deux chaises. Quand il y a une chose et encore une chose, on a deux choses.
Lambinette se mit à pleurer. Lambinette est lente et sensible. L’ATSEM, qui passait par là et à qui on n’avait rien demandé, s’en mêla : « Oui mais… Elle a quand même raison. Quand on écrit onze, on met bien deux 1… C’est pour ça. »
Mais oui, je sais bien que c’est pour ça ! Et je sais bien aussi que si on avait demandé à un enfant de quatre ans de gérer la force atomique, il y a beau temps que notre bonne vieille planète ne serait plus qu’un terrain stérile peuplé de scorpions et de moutons à cinq pattes ! Et c’est bien pour cela que j’insiste[5] pour sortir ma Lambinette de ce faux pas où on l’a engluée.
Le principe de numération décimale de position a mis des milliers d’années à germer dans l’esprit d’un savant fou, là-bas, dans l’Inde lointaine. Il n’est pas à la mesure d’un enfant de deux à cinq ans. Lui présenter les nombres qu’il ne peut prendre, au mieux, que comme des chiffres indépendants les uns des autres est horriblement contre-productif.
Ma petite Lambinette est une enfant réfléchie et posée. Lorsqu’elle fait quelque chose, elle s’applique et cherche à le mémoriser. Et là, elle a mémorisé une bêtise. Une énorme bêtise qui la suivra peut-être pendant des années.
C’est du moins ce que j’ai constaté avec de nombreux élèves très doués arrivés en début de GS dans ma classe ayant déjà conscientisé, de travers, qu’il y avait forcément une loi de construction mais qui n’avaient évidemment pas réussi à déterminer laquelle.
Le constat est souvent bien plus flagrant lorsqu’il s’agit d’enfants entrant au CP et qui ont subi ce système d’apprentissage des nombres ahurissant qui consiste à rendre compliqué ce que ces milliers d’années d’humanité s’étaient acharnés à rendre le plus simple possible ! Là, non seulement, on a des 11 qui veulent dire 2 ou des 12 qui signifient 3, mais en plus on a des 21 qui se lisent douze et des 15 qui s’appellent vingt-cinq ! Et il arrive même que ce soit conjoint avec des nombres qui ne signifient rien et que certains enfants pensent que « le huit », c’est le majeur de la main droite ! Ceux-là sont incapables[6], à six ans passés parfois, de nous dire, jetons posés sous leur nez par leurs soins, qu’il faut un jeton de plus s’ils ont 3 jetons et que nous leur en réclamons 4 !
Nous avons fini rapidement le jeu. Ma Lambinette a vu son copain Justinien montrer ses dix doigts pendant que sa voisine Yasamin venait rajouter toute seule ce fameux 1 de plus qui nous manquait. Les CP leur ont expliqué que si ça s’écrivait avec deux chiffres 1, c’était parce qu’il fallait un enfant à dix doigts qui s’appelait une dizaine et un doigt de Yasamin qui s’appelait une unité.
Un peu plus tard dans la matinée, j’ai eu confirmation du problème de la suite des nombres apprise comme un alphabet lorsque c’est Ibiza, élève de CP, qui a expliqué à Aimé, Tom-Tom et Loulou, CE1, que 3 bouliers de 100 billes avaient forcément 30 rangées de 10 billes puisqu’un boulier en a 10 et que 3 fois 10, c’est 30 !
Deux ans après leur GS effectuée dans une classe filenumériquisée, parce que retenir 10 symboles, c'est trop dur et attendre jusqu'en mai de la GS pour présenter l'écriture des nombres supérieurs à 10, c'est trop long, et malgré un CP passé à construire et démonter les nombres et leur système, ils en sont toujours à cette fichue file numérique plantée chez eux par la grâce de Dieu les mains de la maîtresse et dont les mots magiques ont été appris comme une prière écrite dans un alphabet qui ne se décode pas…
[2] Connaître le nombre suivant et savoir qu’il a une unité de plus que celui qui le précède.
[3] Décomposer un nombre en une somme de deux nombre.
[4] Connaître le lien entre somme de nombres égaux et produit.
[5] Et qu’accessoirement j’insiste pour que les ATSEM dont j’estime énormément le travail restent à leur place d’ATSEM pendant que les PE (PEMF, CPC et IEN) réfléchiront à leur niveau de PE sur la stupidité de certaines des méthodes d’apprentissage diffusées depuis bientôt 40 ans et en tireront les conséquences dans leurs classes.
[6] Pô grave ! Maintenant on les appelle des dyscalculiques et on les envoie se faire pendre ailleurs avec un joli PAI que leur banquier risque fort de ne pas trouver du meilleur goût quand, plus tard, ils utiliseront chèques et cartes bancaires sans connaissances arithmétiques de base ! Et ceux qui ont appris à apprendre à compter à leurs anciens PE sont toujours en place et continuent à en faire fabriquer des centaines chaque année (des quoi, maîtresse ?).