L'École Primaire comme je voulais la raconter
« Le décret précisant les nouvelles modalités d’évaluation des acquis scolaires au primaire et au collège, est paru au Journal officiel ce dimanche. Cette nouvelle évaluation entrera en vigueur dès la rentrée 2016 », lit-on dans cet article.
Bien. Allons donc voir les nouvelles modalités... En commençant par le commencement, l'École Maternelle.
Art. D. 111-3. - Les parents sont tenus régulièrement informés de l'évolution des acquis scolaires de leurs enfants et du respect par ceux-ci de leurs obligations scolaires définies à l'article L. 511-1. « Cette information se fait notamment par l'intermédiaire du carnet de suivi des apprentissages à l'école maternelle, du livret scolaire à l'école élémentaire et au collège, ainsi que du bulletin et du livret scolaires dans les lycées. « Cette information est transmise plusieurs fois par an, selon une périodicité définie par le conseil des maîtres pour l'école maternelle et élémentaire et par le conseil d'administration, en prenant en compte le nombre de réunions du conseil de classe, pour les établissements du second degré. « L'école ou l'établissement scolaire prend toute mesure adaptée pour que les parents ou le responsable légal de l'élève prennent connaissance de ces documents.
Eh bien, dites-donc, ils vont être examinés de près ces tout-petits ! Et leurs maîtres, donc ! Le « carnet de suivi » des apprentissages, rien que ça... Une sorte de « carnet de santé » de l'éveil de l'enfant ? Que non pas : il s'agit de suivre les apprentissages ! Et ça, hélas, nous savons ce que cela veut dire... L'évaluable, le quantifiable, on le connaît :
- récite l'alphabet à l'endroit, à l'envers, en sanscrit et en breton
- chantonne la comptine numérique jusqu'à quarante-douze
- récite les jours de la semaine, les mois de l'année et les saints du calendrier (ou la liste des sous-préfectures dans les écoles laïques)
- compte les syllabes des mots « ornithorynx » (sic) et « métempsychose»
le tout suivi de la kyrielle des « commence à ...», depuis « commence à abattre les aberrations qui l'abrutissent » jusqu'à « commence à zinzinuler mieux qu'une alouette » !
Les ordinateurs, les smartphones, les tablettes numériques et même les deux-chevaux et les brouettes, quand on les fabrique, c'est facile. Ce sont toujours les mêmes pièces, exactement dans le même ordre. On ne peut pas se tromper. Et lorsque, en fin de chaîne, on vérifie la conformité du produit, c'est très simple : ça fonctionne ou ça ne fonctionne pas, en raison de telle ou telle pièce, tel ou tel composant, défectueux ou mal relié au reste, qu'il convient de remplacer.
Avec les enfants, c'est très différent. Ces petites choses-là ne sont absolument pas fiables et ont plutôt tendance à se comporter comme des organismes vivants au développement foisonnant que comme des objets stéréotypés au montage strictement linéaire.
D'abord, ils ne se développent pas tous exactement dans le même ordre, en respectant le cahier des charges mis en place par le chef de projet. Et aucun ordre préétabli n'est plus prédicateur de réussite que les autres : l'un commencera par développer les roues, l'autre le châssis alors qu'un troisième privilégiera l'ordinateur de bord, le confort des amortisseurs ou l'étanchéité du toit, pour que, finalement, tous se retrouvent enfin au volant d'un véhicule, ne ressemblant parfois que de très loin à une deux-chevaux mais tout ce qu'il y a de plus fonctionnel quand même !
Ensuite, il est très difficile d'évaluer leur conformité tellement les possibilités de développement peuvent se décliner seules mais aussi se combiner à l'infini. Tant et si bien que ce qui peut paraître une tare a priori se transforme parfois en un don si exceptionnel qu'il n'était encore pas répertorié dans le domaine des possibles.
Enfin, et c'est sans doute l'une des conséquences les plus graves dans cette galéjade bientôt trentenaire : ces jolies compétences à la mode managériale1 ont la détestable habitude d'être d'autant plus conditionnées par l'ambiance du moment que l'enfant est jeune et influençable.
Ce sont elles, la pédagogie qu'elles ont imposée et la médicalisation à outrance des troubles qu'elles pouvaient laisser éventuellement subodorer qui ont précipité l'école, dès la maternelle, dans la détection, la normalisation et parfois même... j'en tremble en l'écrivant... la justification sociale de l'échec scolaire.
L'école maternelle, jusqu'alors, accueillait les enfants tels qu'ils étaient et, par des programmes et des méthodes propres à encourager leurs infinies possibilités de développement, les amenait tous, à quelques très rares exceptions près, en pleine possession de leurs moyens à l'aube de l'école élémentaire. Sommée pour se rentabiliser d'adopter ces « livrets scolaires » qui ne disent pas leur nom, elle a perdu son âme, sa fraîcheur et son rôle de « mère attentive et dévouée » que lui avait assigné sa fondatrice
En perdant tout cela, c'est la confiance qu'elle a perdue.
Tout d'abord, ce qui est le plus grave, la confiance de ses maîtres, et de leur hiérarchie, envers leurs tout jeunes élèves. On leur demande sans doute d'évaluer avec bienveillance mais on leur parle a priori, comme quelque chose d'inévitable, de différenciation, d'aide personnalisée ou de prise en compte des besoins particuliers et cela à un âge où, sauf cas très lourd, tous les enfants sont susceptibles de réussite, dès lors qu'on adopte des méthodes basées sur la confiance et le respect des intérêts et des schémas individuels de développement.
Ensuite, et c'est très ennuyeux aussi, la confiance de la société civile et en premier lieu, celle de tous ceux qui gravitent autour des jeunes enfants : parents, médecins, personnel des crèches et des haltes-garderies.
Devenant une école primaire qui note, évalue, établit des progressions et des programmations, elle s'est coupée des plus jeunes, ceux qui n'avaient que deux ans révolus.
Aujourd'hui, devant l'urgence sociale, elle essaie de leur rouvrir ses portes, au moins dans les zones de relégation ; hélas, elle ne sait plus trop qui elle est et, bien que réintroduisant le jeu, sauf en quelques très rares lieux2 , elle n'arrive toujours pas à faire confiance aux tout-petits pour savoir comment et à quoi ils ont envie de jouer pour apprendre à grandir. Ce nouveau décret sur l'évaluation le prouve bien, lui qui, à nouveau, fait passer la communication entre école et familles par le truchement d'un livret scolaire.
C'est dans l'article D. 321-10 que nous pouvons mesurer à quel point ce manque de confiance de la société envers ses enseignants est encouragé, institutionnalisé par notre Ministère de tutelle :
Art. D. 321-10. - Les modalités d'évaluation des apprentissages des élèves au regard des objectifs des programmes sont définies par les enseignants en conseil de cycle. L'évaluation des acquis de l'élève est réalisée par l'enseignant. Elle a pour fonction d'aider l'élève à progresser et de rendre compte de ses acquis. Les élèves ainsi que les parents ou le responsable légal sont informés des objectifs, des modalités et des résultats de cette évaluation. « A l'école maternelle, un carnet de suivi des apprentissages permet de rendre compte des progrès de l'élève. Il est régulièrement renseigné par l'enseignant de la classe, selon une fréquence adaptée à l'âge de l'élève. Ce document suit l'élève en cas de changement d'école au cours de sa scolarité en cycle 1.
« Au terme de la dernière année de scolarisation à l'école maternelle, une synthèse des acquis scolaires de l'élève est établie, selon un modèle national fixé par arrêté du ministre chargé de l'éducation nationale. Cette synthèse est renseignée en conseil de cycle par les enseignants du cycle 1. Elle est transmise à l'école élémentaire lors de l'admission de l'élève en première année du cycle 2, cycle des apprentissages fondamentaux, et communiquée aux parents ou au responsable légal de l'élève.
Là-dedans, bien peu de latitudes et de possibilités d'adapter au quotidien s'il le faut ses méthodes à ses observations, dans sa classe, en fonction de ses élèves. De quels acquis faudrait-il rendre compte que les parents n'auraient pas remarqué eux-mêmes ?
Quand il s'agit de résoudre un problème de proportionnalité par la règle de trois ou d'accorder des participes passés avec un COD antéposé, je veux bien qu'il faille signaler à la famille où en est le petit dernier... Mais quand il s'agit du développement physique, social, langagier et cognitif d'un enfant de deux à six ans, excusez-moi, les parents ne sont pas imbéciles. Si on les encourage à faire confiance à l'école, ils savent très bien constater eux-mêmes, sans que ceci soit matérialisé par une pastille verte, que Bébichou bavarde maintenant à en saouler son entourage, qu'il nomme les couleurs, enfile seul son manteau, marche sur une poutre sans appui, dessine des bonshommes et les habille, s'intéresse aux livres, chante des comptines et reconnaît les panneaux de signalisation routière.
Pour redonner la confiance aux familles, aux médecins qui ne conseillent plus l'école maternelle, aux équipes de direction des crèches qui gardent certains enfants jusqu'à l'aube de leur quatrième anniversaire, il aurait fallu mettre le paquet sur la formation des maîtres, d'autant plus délicate qu'elle nécessite de persuader certains d'effectuer un virage à 180°. On aurait dû supprimer tout ce fatras de paperasses et encourager les enseignants à bavarder avec ces gens-là comme le ferait une mère intelligente et dévouée, avec qui l'on sympathise tant elle est de bon conseil.
À la place, on en rajoute dans la mise en cases du tout-petit et la nécessité de convaincre les familles de l'importance de micro-compétences détaillées une à une en fonction des objectifs généraux des programmes.
Tout cela pour finir, comme d'habitude, par demander à la montagne de compétences acquises, en voie d'acquisition, à renforcer et non acquises répertoriées pendant trois à quatre années d'école maternelle d'accoucher d'une toute petite souris totalement muette sur les capacités réelles de l'élève à l'entrée au CP.
En effet, la synthèse des acquis scolaires à la fin de l'école maternelle se contente de dire, en dehors de tout critère facilement objectivable, que l'enfant, appelé par son prénom, bienveillance oblige, est un être humain comme tous les autres, pas plus, ni moins.
Ce qui le condamne, selon l'exigence de l'évaluateur à l'instant où il remplit le bulletin du très lointain bachelier, à ne pas encore réussir, être en voie de réussite ou réussir souvent à : communiquer, s'exprimer, comprendre, écrire, s'engager, coopérer, produire, se repérer dans le temps et l'espace, utiliser les nombres, manipuler des objets ou encore maintenir son attention, persévérer dans une activité, prendre en compte des consignes et des règles de vie et participer à des activités !
Voilà ce qui arrive lorsqu'on prend des petits êtres humains pour des smartphones ou des deux-chevaux. Qu'on ne s'étonne pas ensuite que les écarts se creusent, quand on les fige dès la Petite Section. Qu'on ne s'offusque pas de voir que certains en sont réduits à se vouer à des méthodes qui, bien que créées par des personnes avec lesquelles il est bon de marcher sur des œufs en terme de confiance, ont le mérite de montrer qu'elles croient à l'enfant en lui offrant le milieu riche et sain qui l'amènera nécessairement à se développer sans passer son temps à le mesurer sur toutes les coutures.
Enfin, hélas, qu'on n'espère pas que cette ultime étape de la Grande Refondation de l'École permettra à nos enfants et petits-enfants de se sentir accueillis, entourés, choyés et instruits ainsi qu'ils le souhaitent tous lorsqu'ils arrivent à l'école maternelle !
D'autres pistes existent. Elles s'inspirent de ce qu'il y a de meilleur chez tous les grands pédagogues. Elles accueillent avec bienveillance, entourent avec sollicitude, accompagnent avec confiance. Elles apprennent pas à pas aux enfants à vivre en collectivité avec tout ce que cela sous-entend de respect, d'empathie, de confiance mutuelle. Elles les encouragent à coopérer avec leurs camarades et leurs maîtres, à aimer les jeux, les travaux, les découvertes qu'ils font ensemble. Elles les amènent à acquérir des connaissances solides, multiples et variées sur lesquelles ils pourront réellement s'appuyer lorsqu'ils arriveront à l'école élémentaire. Elles leur enseignent comment prendre la mesure de ce qu'ils savent, au jour le jour, sans pour cela les contraindre sans cesse à descendre de vélo pour se regarder pédaler.
Elles se refusent enfin à les considérer comme des objets à l'intelligence artificielle qui téléchargeraient comportements et attitudes pour les régurgiter ensuite à la demande. De ce fait, elles ne demandent pas de concevoir et remplir pendant trois années mille petites cases débouchant, en fin de chaîne, sur vingt-deux items définissant vaguement les critères nécessaires à un apprentissage en milieu scolaire.
Ces méthodes, d'autres que moi en ont parlé, bien sûr. Ils répondent aux noms de Kergomard, Freinet, Montessori, Pape-Carpantier et même le sulfureux Steiner... Pour ma part, je les ai recensées dans ce livre3 que je vous encourage à lire si, comme moi, vous pensez qu'une autre école maternelle est possible et qu'il est urgent qu'on y travaille.
Notes :
1 Mon smartphone enfant interagit en respectant les rôles de chacun ; restitue des chants et des poèmes ; réalise des productions personnelles...
2 Voir par exemple, mais ce n'est qu'un exemple, le blog Classe maternelle Gennevilliers.
3 Vous pouvez vous le procurer en cliquant directement sur l'image de la couverture ou en me contactant, via l'onglet contact.