L'École Primaire comme je voulais la raconter
Ça y est, le printemps arrive ! À quoi je vois ça ? Facile...
Nous, les instits, nous commençons à recevoir des publicités, euh, des informations sur les nouvelles méthodes de lecture concoctées par les éditeurs ayant pignon sur rue (les vrais, ceux qui sont au-dessus de tout soupçon, selon le webmaster d'un des plus importants forums de professeurs des écoles) !
Chouette, du nouveau ! Y aurait-il enfin eu prise de conscience ? Ouvrons vite cette annonce :
Un apprentissage de la lecture avec des albums de jeunesse pour transmettre le plaisir de lire.
Eh bien non ! Encore loupé ! Ce n'est pas demain la veille qu'on ne lira plus, au mois de janvier, sur les forums d'instits que Mélanie-la-Souris va changer de méthode de lecture parce qu'elle a la moitié de sa classe qui n'est pas entrée dans les apprentissages !
Continuons notre lecture :
*4 textes reproduits intégralement et découpés en épisodes pour rêver, imaginer, construire de nouveaux savoirs.
* Une méthode souple d’utilisation favorisant l’équilibre entre compréhension et code.
* Une organisation hebdomadaire avec des rubriques récurrentes qui aident les élèves à travailler en autonomie.
* Une structure évolutive qui accompagne les progrès des enfants.
Comme d'hab', quoi... Avec le petit plus "Vous avez vu, je travaille le "code", c'est pas de la globale, hein", pour faire sérieux et ne pas affoler les foules.
Et finissons notre lecture par les dadas des IEN et des CPC :, ce qui permettra que cette méthode soit conseillée aux débutants, vantée en animation pédagogique par des gens qui ne l'auront jamais vu utilisée :
LES PLUS PÉDAGOGIQUES
➤ Dans chaque épisode :
– des supports de lecture variés (textes fonctionnels, poèmes),
– l’observation d’un fait de langue, et une activité d’enrichissement lexical,
– une activité de production d’écrit (dès le début de l’année).
➤ Des révisions régulières.
Et voilà, la boucle est bouclée. L'an prochain, x classes au-dessus de tout soupçon démarreront l'année scolaire avec ce matériel garanti par un grand éditeur de matériel pédagogique et un quart, un tiers, la moitié ou même les trois quarts de leurs effectifs n'entreront pas dans la lecture ou n'auront pas encore eu le déclic en fin d'année scolaire...
Je n'ai même pas besoin de feuilleter le manuel pour le savoir. Je sais trop bien ce que je vais y trouver. Cela doit faire bien vingt ans qu'ils se ressemblent tous. Les derniers, ceux des six à huit dernières années ont un peu développé l'alibi du code, tout en continuant à le traiter comme une roue de secours qu'il convient de laisser le plus possible dans le coffre. Mais on retrouve toujours les mêmes ritournelles qui confondent tout, mélangent tout et prennent les enfants de six ans pour ce qu'ils ne sont pas, n'ont jamais été et ne seront jamais !
Et pourtant, pour parodier un "penseur" célèbre, apprendre à lire et à écrire à un enfant de cinq à sept ans, c'est vraiment simple ! Cela ne nécessite pas tout cet appareillage compliqué où nos petits poissons se noient faute d'être plongés dans une baignoire à leur mesure, de recevoir les bouées et brassards adaptés à leurs difficultés, de découvrir chaque jour un mouvement supplémentaire, une façon de respirer, un petit plus qui les entraîne tout doucement du baquet d'eau tiède vers la nage en haute mer, sans griller une seule étape.
Commençons par le commencement : la compréhension ! Nos petits élèves vont commencer par plonger dans un univers inversé très rassurant... Si, si, c'est écrit dans la pub !
Ouh là là ! En pleine querelle du genre ! Faut pas avoir peur, hein ! Et c'est quoi cet univers inversé très rassurant ?... ... ... C'est... attention les yeux... ... ça va en affoler plus d'un... ... ... il fallait oser... ... ... La... rentrée... des... ... ... mamans ! Si, si !... Tant pis pour Jacob qui a deux papas, tant pis pour Marwann qui a perdu la sienne d'une longue maladie, tant pis pour Eloysia qui n'a plus vu la sienne depuis que celle-ci a décrété qu'un enfant, c'était trop de contraintes et qu'elle voulait pouvoir se déchirer grave sans se faire suer à assumer un chiard ! Bon, ça, c'est fait...
Mais, la compréhension d'un univers inversé très rassurant, qu'est-ce que ça a à voir avec l'autonomie du jeune lecteur ? Et pourquoi est-ce forcément avec La Rentrée des Mamans, ou les Trois Petits Cochons, ou J'ai rêvé que... qu'il faudrait qu'un enfant de six ans fasse ses premières armes de lecteur autonome ? Parce que les armes de la compréhension orale, il y a beau temps qu'ils les ont, non ? Et même si certains de nos élèves n'ont pas eu forcément les mêmes contacts avec l'objet-livre que la petite fille de la photo chez eux, ils ont tous été scolarisés au moins deux ou trois ans, non ? Alors... cette histoire de compréhension, elle ne serait pas un peu truquée, non ?
Qui a dit que, pour apprendre à lire, en tout début d'apprentissage, il fallait forcément faire coller ce qu'un enfant est capable de comprendre à l'oral avec ce qu'il est capable de comprendre (et de produire, mais j'y reviendrai) à l'écrit ?
Il n'aurait pas eu un beau-frère éditeur, celui-là ?
Les albums de littérature de jeunesse, c'est très bien pour consommer, pour rêver, pour imaginer, pour s'amuser ou réfléchir, mais c'est beaucoup trop ardu pour être utilisé pour apprendre à lire... Trop de mots, trop de phrases, pas assez de redondances, pas assez de répétitions et de graduations dans la difficulté. Ou alors, ils deviennent vite très ennuyeux et ne plaisent plus aux enfants.
La compréhension, cela se travaille à l'oral, toute la journée, du Quoi de neuf du matin où on cherche à comprendre pourquoi, aujourd'hui, il pleut alors qu'hier, nous étions encore en shorts et sandalettes, au moment de conte de la fin de journée où la maîtresse ou le maître nous lit des histoires, des albums, des contes, des documentaires. La compréhension, on l'a sollicitée pour expliquer les chaussures qui courent vite de la séance de sport, les séries de trois bûchettes avec lesquelles on peut, ou non, former des triangles, les couleurs qui se sont mélangées sur la palette de peinture, l'eau des nuages qui dévale et ravine la pente en face de l'école, ...
Et la lecture, ça se découvre avec quelques mots courts, qui reviendront tous les jours et qu'on pourra vite utiliser pour individualiser des syllabes, puis des lettres.
Continuons avec l'équilibre que cette compréhension devrait trouver avec le code... Là, ça devient intéressant et c'est réellement une voie vers l'autonomie du jeune lecteur.
Ce manuel part certainement de la compréhension d'un écrit très simple, souvent quelques mots, pour mettre en avant une lettre, ou un groupe de lettres. C'est la piste analytique.
Elle peut servir dans un premier temps à repérer quelques mots, s'ils ne sont pas trop nombreux. C'est très souvent là, pour ne pas dire toujours, que ces méthodes pèchent à ce que disent les collègues qui les abandonnent en cours d'année et les parents désespérés dont les enfants débordés n'arrivent plus à gérer le stock d'étiquettes rangées dans la boîte de surimis vide fournie en début d'année en même temps que l'ardoise et le tablier de peinture.
À quoi servent tous ces mots, vite appris, vite remplacés, trop nombreux, inutiles souvent ? Est-ce là le but ? Bien placés, bien choisis, ils auraient été des facilitateurs, des compagnons de route utiles et agréables. Là, leur nombre en fait des ennemis. On les mélange, on ne comprend plus, on baisse les bras devant l'ampleur de la tâche. Et les tenants des "méthodes syllabiques", suivis de politiciens habiles, ont beau jeu de hurler qu'un enfant ne peut pas retenir un mot comme une image.... Un mot ça va, trois douzaines, bonjour les dégâts !
La méthode analytique sert ensuite à découvrir toutes les combinaisons possibles de lettres, prises individuellement, puis groupées en digraphes, trigraphes... Elle devrait utiliser pour cela le stock des mots qui auraient dû être engrangés. Et plus le stock de mots est abondant et plus elle croit avoir besoin de les utiliser tous pour présenter une lettre, ou pire un phonème et tous ses "costumes". Et les antiglobalistes primaires se réjouissent de cette manne qui tombe dans leur escarcelle sans qu'ils aient même besoin de la tendre. L'École Primaire se meurt, l'École Primaire est morte...
Si elle s'arrête là, et c'est souvent ce que font ces méthodes, elle ne sert que de roue de secours. Et encore, tout juste. Habitués à privilégier l'accès direct aux mots, laissés trop longtemps à l'état de mots, peu ou mal décomposés en lettres, les élèves ne prennent pas l'habitude de se servir de cette roue de secours. Ce qui fait que, lorsqu'ils se trouvent vraiment coincés par un mot indéchiffrable et qu'ils veulent l'utiliser, ils se rendent compte qu'elle est à plat, qu'ils n'ont pas de cric, que les boulons qui la tiennent fixés sont grippés...
D'autant que, pour rendre les élèves encore plus dépendants de ce stock, on leur a appris à les écrire "par cœur" dans le cadre d'exercices d'observation des faits de langue [pour les initiés, vous avez remarqué ? plus d'orthographe ou de grammaire... les programmes 2008 sont sur la sellette... Nous retrouvons les "faits de langue" de l'ORL ! Ressortez vos BO 2002, ils vont resservir !]. Par cœur ! Avant de connaître les lettres... C'est comme si vous leur appreniez à réciter du Shakespeare avant qu'ils ne sachent ce que signifie My name is John ! Enfin bon... Sauf que c'est là que se fabriquent les futurs dysorthographiques... M.a.i.s, c'est "avec" ou "déjà" ? Q.u.a.n.d, c'est "lundi" ou "maintenant" ?
Et, cerise sur le gâteau, on installe ce réflexe du "par cœur mécaniste" en leur faisant produire de l'écrit bien avant que leur connaissance du langage écrit leur donne un semblant d'autonomie réelle dans ce domaine. Ils doivent tout de suite, dès qu'ils connaissent trois mots, les inscrire dans un répertoire, associés à des dessins, sans aucune possibilité de se souvenir si sous cette embarcation représentée, il y a écrit "navire", "bateau" ou "paquebot"...
Alors oui, on peut apprendre à écrire et à lire à des enfants de cinq à sept ans, très simplement, avec un nombre infime d'échecs sans pour cela les condamner à un b-a-ba de six mois comme le font certaines méthodes dites "syllabiques" (en fait, c'est synthétiques, le terme à employer). Mais cela ne nécessite pas qu'on plonge l'enfant en haute mer au milieu des flots déchaînés (et sexistes...) d'une Rentrée où les mamans s'affolent de laisser leurs petits bouts avec la vilaine maîtresse qui, selon une autre de ces prétendues "méthodes", serait une ogresse...
On prend une illustration toute simple qu'on laisse commenter aux enfants. Pendant leurs commentaires, libres, on intervient délicatement. Au bout de ces commentaires oraux (où, je le rappelle, la compréhension, l'implicite, les inférences, l'inversion de l'univers ont été travaillés), on écrit au tableau la phrase que les élèves produisent oralement : Tu as vu le chat ? Il chasse. Cette phrase, on la leur découpe en mots, sous leurs yeux. On les leur mélange. On les leur fait replacer sous leur modèle... On les fait prononcer à voix haute, lentement, un par un. On joue à les reconnaître, à en enlever un et à le faire retrouver...
On les fait écrire si le niveau d'écriture de la classe le permet. Et illustrer. Le dessin est la production d'écrits du non-lecteur.
Le lendemain, on reprend ces mots. On en choisit deux : chat et chasse. On les fait lire et prononcer lentement. On coupe... Là, c'est chhhh... là, c'est aaaaa... On écrit, on lit : ch, a, cha. Et puis on revient aux mots, parce que ça, cela permet d'aller plus loin. Reprenons nos étiquettes parce que, ça, même si on ne sait pas encore écrire et produire de l'écrit autonome, ça, on sait faire. Plaçons-les au tableau pour qu'on puisse lire : le chat ; il chasse ; le chat chasse ; il a vu le chat ; tu as vu le chat ; tu chasses (l'adulte rajoute les "s", en expliquant très simplement que c'est obligatoire et que bientôt, ils sauront le faire aussi... fait de langue... grammaire...).
Sur ce premier texte, on n'ira pas plus loin. Dans les textes suivants, tous les mots seront réutilisés, souvent, sans jamais que l'enfant n'ait à apprendre à les écrire par cœur. On y ajoutera, parcimonieusement deux ou trois mots supplémentaires, toujours très courts et très simples, à chaque nouvelle leçon. Tous ces mots seront soigneusement utilisés pour qu'ils dévoilent le secret de leurs lettres.
Ces lettres seront associées les unes aux autres. À ch et a s'ajouteront r et i, puis l et o, v et u, puis e, é, ê, f, t, c, m, s...
Si bien qu'au bout de quatre à huit semaines, le texte de base proposé à l'écriture après observation de l'illustration pourra être dicté par les élèves eux-mêmes. Ils le feront lettre par lettre et l'enseignant ne rajoutera que la touche finale, l'écriture du "son" ou...
Et c'est ce texte-là que tous les élèves de la classe liront le lendemain après s'être entraînés à lire et à écrire réellement, sans trucage ni répertoire, des mots contenant le son ou :
Quelques mois plus tard, ils liront, en parfaite autonomie, toutes les Rentrées des Mamans, tous les Trois Petits Cochons , tous les J'ai rêvé que... et bien d'autres albums qu'ils auront choisis seuls, selon leurs envies du moment.
Et ne croyez pas que cet exercice soit si long et si difficile que leur instit ne peut rien leur lire d'autre. Comme c'est une méthode simple et efficace, elle ne monopolise qu'assez peu de temps et, une fois utilisées, les quatre fois vingt à trente minutes quotidiennes consacrées à l'écriture et à la lecture, il reste encore beaucoup de temps pour leur lire des histoires, des contes, des récits, des fables, des documentaires, des poèmes, des comptines et des règles du jeu [même si, personnellement, j'aurais préféré rester à 27 heures de classe et me dispenser par la même occasion des 108 heures qu'on a volées à mes élèves...] !