L'École Primaire comme je voulais la raconter
Il se trouve que, dans une vie antérieure, j'ai été éleveuse de chèvres. C'est vous dire si je sais de quoi je parle...
Une chèvre, c'est un petit animal facétieux, primesautier, volontiers têtu et même un peu cabochard, pour tout dire étymologiquement capricieux.
Figurez-vous qu'une chèvre, par exemple, ça s'attache à son berger ou à sa bergère. Tellement bien que, si ceux-ci disparaissent de son environnement, elle peut en tomber malade et en perdre son lait !
Et quand c'est d'un troupeau qu'il s'agit, c'est encore pire...
Dans un troupeau, tout le monde a son rôle. Il y a les meneuses qui peuvent entraîner les autres droit devant à travers des hectares d'éboulis, non loin de précipices vertigineux ou, tout aussi grave pour elles, dans le beau pré de luzerne ou de sainfoin du voisin ! Il y a les bagarreuses qui n'attendent qu'un coup d'œil ou d'épaule de travers pour se jeter cornes en avant sur tout ce qui bouge... Il y a les timides, que les bagarreuses tiennent loin du râtelier de fourrage, et qui, si on n'y prend garde, se retrouveront bientôt cachectiques, incapables de suivre le troupeau ou d'allaiter leur chevreau tellement elles seront faibles... Il y a les farceuses qui escaladent tout, ouvrent tous les loquets et qu'on retrouve dans le cerisier de la voisine, dans le potager de la grand-mère ou même debout sur la table de la cuisine, en train de lécher la salière à grands coups de langue râpeuse ! Il y a les fugueuses qui, malgré les avertissements du berger, se font un jour croquer par la dent du loup. Il y a enfin les suiveuses qui, seules, se comporteraient peut-être à peu près correctement mais qui profitent de toutes les bêtises des autres pour leur faire porter le chapeau qu'elles ont pourtant saisi avec joie avant de se l'enfoncer sur la tête sans un regret.
Le berger connaît ses bêtes et intervient, si possible en amont de la bêtise. Contre la fugueuse, il relève les barrières ; contre la farceuse, il a des verrous, des cadenas même, s'il le faut ; contre les meneuses, il a les chiens , les bâtons, les cloches... Il protège les timides et les tient à distance des bagarreuses... Il montre aux suiveuses qu'il n'est pas dupe et les sermonne tout autant que les autres.
Il connaît tout son petit monde et sait quelles associations bienfaisantes il convient de favoriser et quelles sont les malfaisantes qui lui mettraient son troupeau en l'air en moins d'une demi-journée ! D'autant qu'il sait que ce troupeau qui sauterait par-dessus les moulins et courrait la prétentaine, le soir, de retour à l'étable, lui donnerait trois malheureuses gouttes de lait. Adieu alors les délicieux fromages dont sont friands les chalands des marchés provençaux !
Ce qui fait que, quand il sait qu'il doit s'en aller, il prépare cela longuement. Il fait venir à l'avance la personne qui le remplacera. Il lui présente les bêtes, lui fait la liste des qualités et défauts de chacune. Il développe leurs qualités laitières, l'informe sur les rations alimentaires, les goûts de chacune, montre l'état des réserves de foin de luzerne et d'orge. Il la met en garde contre les risques qu'elle encourra à trop laisser la bride sur le coup à Caramella, à croire que Coquine arrêtera de se ruer sur tout ce qui s'approche si on lui parle avec douceur et compréhension, à ne pas cajoler un peu la douce Césarine qui n'ose pas s'approcher du seau de farine d'orge...
C'est ainsi qu'il peut partir confiant même si, il n'est pas dupe, les bêtes attendront son retour pour à nouveau donner toute leur mesure de lait à LEUR berger et non à cet intrus qui fait semblant de s'intéresser à elles alors qu'il ne les a pas vues naître, vivre, grandir et mettre bas !
Eh bien, savez-vous, si j'ai tellement aimé m'occuper de mon troupeau de chèvres dans ma vie antérieure, c'est qu'il me rappelait un autre petit troupeau, facétieux, rigolard, bagarreur, pas raisonnable pour un sou, volontiers capricieux et pourtant tellement attachant et capable de si grandes choses... Vous voyez de qui je veux parler ?
Ce qui me chagrine pour tous ces deuxièmes troupeaux d'un genre très particulier, c'est que plus aucun Grand Grand Grand Chef n'a d'égard pour eux. Là où le berger chouchoute son outil de production avec affection, soin, attention soutenue et fermeté bienveillante, là où les sociétés protectrices des animaux mettraient bon ordre si elles soupçonnaient la moindre maltraitance, le plus petit manquement à la règle, du côté des cours et des préaux, rien, rien, rien de rien ! Abandonnite aiguë, mépris, manque d'intérêt, lâcher-prise et laisser-tomber !
Imaginez par exemple une directrice qui part à la retraite... il va falloir en trouver une autre... qui aura besoin de trois semaines de stage de formation, surtout maintenant que tout n'est plus simple et qu'on ne s'occupe plus des enfants comme on s'occupe d'un troupeau de chèvres, avec affection, soin, attention soutenue et fermeté bienveillante !
Cette nouvelle directrice, connue depuis le jour où, en février ou mars, elle a demandé à être inscrite sur la liste d'aptitude aux fonctions de directeur, va donc avoir besoin d'un remplaçant, pendant les trois semaines que dureront son stage, qui lui est programmé depuis le mois de septembre.
L'Administration, si elle est une bonne bergère, a donc forcément prévu un remplaçant bien en amont. Il est venu dans la classe, a rencontré la personne qu'il remplacera, s'est informé des personnalités de tous ses futurs élèves, de leurs régimes alimentaires, non, de leur avancement dans le programme scolaire. Il s'est informé des enfants en difficulté, des PPRE, des PAP, des élèves avec AVS, etc. Il connaît les associations malheureuses, les points à renforcer, les valeurs sûres et les précipices vertigineux !
Il est prêt, comme notre berger-remplaçant, à prendre le relais de manière à ce que la future directrice, quand elle reviendra, ne constate qu'une toute petite baisse de régime, facile à compenser dès que ses élèves retrouveront leur bergère habituelle !
Eh bien non ! Rien n'a été anticipé et même mieux, rien n'est possible à mettre en place.
Les élèves vont avoir classe un jour avec Paul, l'autre avec Pierrette, le troisième et le septième avec Sidonie, le quatrième et le neuvième peut-être avec Gontran mais on ne peut pas l'assurer et puis, entre temps, peut-être n'auront-ils pas classe du tout...
Qu'un élève difficile soit complètement tourneboulé par cette situation et qu'il couvre d'injures ses camarades et le pion remplaçant diligenté pour la journée, tout le monde s'en fiche ! Qu'une petite élève timide se recroqueville parce que tous ces gens qui apparaissent et disparaissent pire que dans un numéro de prestidigitateur lui donnent le tournis, aucun intérêt !
Quant aux programmes scolaires, c'est bien simple, même les parents d'élèves s'en fichent... Alors, pourquoi s'acharner à dire qu'il est quand même ennuyeux que ces élèves-là quittent en réalité l'école dans sa mission la plus importante, l'instruction, un bon mois avant tout le monde !
Vous me direz, un troupeau de chèvres, sa raison d'être, c'est de produire du bon lait qui fera de délicieux fromages qu'on échangera contre des espèces sonnantes et trébuchantes, permettant ainsi à la machine économique de tourner...
Alors que des enfants, franchement, à quoi cela sert-il ? Ça coûte des sous, ça ennuie tout le monde, il faut faire semblant de s'en préoccuper et de les préserver des dangers de la société et, cerise sur le gâteau, c'est incapable d'apporter sa pierre à la machine économique... Surtout quand on les met en classe, qu'ils monopolisent du poids mort pour la société marchande (du fonctionnaire, si vous préférez) et que, rivés à leurs bureaux comme ils le sont, ils ne peuvent même pas jouer les prescripteurs dans les supermarchés et chez les concessionnaires de voitures !
C'est donc normal, parfaitement normal, qu'on prenne moins soin d'eux et qu'on les traite pire qu'un troupeau de chèvres...