L'École Primaire comme je voulais la raconter
Après un reportage sur France 2, à une heure de grande écoute (JT de20 h du 4 juin, à 29 : 09), je viens ajouter ma voix au concert de ceux qui pensent que nos enfants sont largement assez exposés aux écrans comme ça et qu'il conviendrait, ne serait-ce que par principe de précaution, que l'école, et particulièrement l'école maternelle les en tienne largement éloignés.
On y voit des enfants de cinq ans prendre en photo les exercices qu'ils viennent d'effectuer ; ces photos vont circuler sur le réseau de l'école, être enregistrées dans le dossier de l'élève sans doute aussi puisque la maîtresse explique que cela permet de partager le travail avec les familles qui peuvent voir au jour le jour le «cheminement» de leur enfant et suivre ses progrès pas à pas.
L'école connectée... Encore un petit effort et nos enfants seront équipés d'un casque caméra qui tournera 24 heures sur 24 et permettront à leur famille de les suivre pas à pas du bac à sable à la balançoire et de la balançoire à la table de construction !...
Où ils retrouveront leur tablette pour recopier avec des formes géométriques un modèle qu'elle leur donne. À moins que celle-ci lui permette de réciter la petite comptine bien connue grâce à laquelle des milliers d'enfants ont appris le nom des cinq doigts de leur main...
C'est mignon comme tout. Et comme ils ont l'air sérieux, ces petits enfants privés d'interactions sociales et langagières ! Ils cultivent leur autonomie... De temps en temps, la maîtresse passe et complète... par des mots et des gestes... puisque la tablette d'aujourd'hui ne sait pas encore faire.
On nous rassure quand même un peu, le gadget n'est pas si utilisé que cela et la Grande Section est un lieu où l'on écrit, dessine, peint, joue avec ses camarades de classe et sa maîtresse, un lieu où l'on vit, en somme.
Les pôpas – tiens, ils n'ont mis que des messieurs, pourquoi donc ? – sont tout fiers. Ils ne savent pas trop quoi dire et essaient de se souvenir de ce que la maîtresse a dit à la réunion de début d'année. Ils bafouillent un peu, beaucoup, disent des banalités...
Puis vient le spécialiste1 qui explique qu'à neuf ans, pour faire le perroquet, les jeux sur tablette, c'est efficace, n'est-ce pas, mais que dès qu'il s'agit de réfléchir, de faire appel à sa logique mathématique, c'est déjà beaucoup moins probant. Il appelle à une utilisation raisonnée et régulée des écrans et hop, c'est fini pour lui. Il ne faudrait pas qu'après ce jugement (trop) positif, il développe là maintenant devant «le grand public» les réserves qu'ils quand même ont émises, avec Jean-François Bach, Pierre Léna et le psychiatre Serge Tisseron au nom de l'Académie des Sciences !
Le reportage se termine sur une note positive puisque la journaliste nous informe que « les enfants de maternelle ne réclament pas les tablettes à leur enseignante » car c'est la récréation, avec ses jeux moteurs collectifs, qui a leur préférence ! « Pour eux, l'écran, c'est pour travailler », conclut-elle.
Je n'ai pas bien compris l'association d'idées... ou j'ai préféré ne pas interpréter cette corrélation entre travail, jeu, ennui, amusement.
Que peut-on retenir de toute ce publireportage où l"on constate de visu que les tablettes, en maternelle, ça ne sert à rien, puisque les fonctions qu'elles proposent sont tout aussi bien assurées par un porte-vues dans lequel sont classés les exercices effectués sur feuilles2, des fiches plastifiées réutilisables, un groupe-classe bienveillant qui vous écoute et un enseignant attentif à tous parce qu'il n'est pas monopolisé à éduquer Paul-Hicham et Amina-Esther à « l'usage raisonné et régulé des écrans » ? Que c'est à la mode ? Que le Ministère de l'Éducation Nationale souhaite l'imposer malgré les avis contraires des spécialistes ?
À quand le courage de dire que l'éducation de nos petits est ailleurs ? Qu'il convient au contraire de ne laisser les écrans pénétrer dans les écoles qu'avec une extrême parcimonie ? Qu'il faut profiter de ces lieux où les individus sont réunis pour les ouvrir aux autres, et que s'il y a écrans, ce seront ceux des films à visionner ensemble pour élargir leur connaissance sensible du monde en le rapprochant des tout-petits.
Qu'ils regardent, tous ensemble, des musiciens leur jouer un concert si l'on ne peut pas faire venir de vrais musiciens de chair et d'os à l'école, des animaux vivre sous leurs yeux si l'on ne peut pas plutôt les mener dans une ferme, des plantes pousser, des dessins s'animer, des histoires se dérouler, des êtres humains réels bâtir, fabriquer, distribuer, élever, ... car là, les écrans et leurs images animées et sonores apportent un plus par rapport aux images fixes des affiches et des livres ! Et le numérique y a sa place, lui qui permet d'accéder à tout cela d'un clic, de revenir en arrière, d'enregistrer un passage, une image pour l'observer plus attentivement...
Qu'ils le fassent tous ensemble car l'école est devenu le seul lieu où l'on rassemble des individus pour leur apprendre à vivre en société, à profiter de l'apport des autres pour s'enrichir, à réguler leur comportement pour l'ajuster à ceux des autres.
Cependant, les enfants sont avant tout des êtres sensoriels. Ils ont besoin de saisir, toucher, goûter, sentir, entendre et voir directement et non virtuellement, à travers un écran. Ces vidéos pourront ponctuellement rendre service, surtout chez les plus grands, car le tout-petit n'est pas encore apte à distinguer la réalité de la virtualité, mais il ne faudra pas perdre de vue que le différé qu'elles fournissent ne sont que des copies du réel.
Les enfants du reportage ne s'y trompent pas et c'est dans le réel de la cour de récréation qu'ils font leur expérience sensible du monde. Aucun logiciel de jeu ne leur apportera la connaissance sensible des formes, des couleurs, des matériaux, des sons. Tout juste pourra-t-il leur faire répéter comme un perroquet un geste, un automatisme, une procédure mécanique déconnectée de sa connaissance concrète.
Si la récréation est revendiquée par les enfants comme un moment fort de la journée d'école, c'est sans doute aussi parce qu'elle est le moment où l'imagination est reine. L'enfant aime imaginer, inventer, créer, il s'approprie jouets, jeux, matériaux, y associe la complicité de quelques camarades et la force de son imagination fait le reste. Le jeu sur tablette, créé par d'autres, enfermé dans son petit cadre, est une restriction à l'imagination, à la création, à l'innovation.
Or, c'est par le biais de cette imagination, de cette création, de cette innovation perpétuelle que l'enfant et encore plus les enfants tous ensemble entrent en interaction avec le monde et en découvrent toute la complexité « logico-mathématique »... Dommage !
C'est en mouvement, par le mouvement, en marchant, courant, grimpant, cherchant leur équilibre, sautant, construisant, manipulant l'eau, la terre, le sable, ..., mais aussi en jardinant, peignant, modelant, dessinant, habillant les poupées, rangeant les voitures les unes derrière les autres, qu'ils éduquent leur regard, leur toucher, leur habileté manuelle et leur motricité fine.
Nous ne contrôlons pas l'éducation familiale mais nous savons en les voyant en classe lesquels de nos élèves restent plus souvent assis-couchés devant un écran qu'agissant avec leur corps et faisant marcher de pair leur imagination. Même leur œil, dont les mouvements sont réduits par la taille de l'écran et sa proximité est moins apte que celui de leurs camarades plus chanceux à jouer son rôle dans le contrôle moteur de l'équilibre, l'attention aux objets lointains, l'appréhension d'un monde tridimensionnel auquel ils ne sont jamais confrontés.
Raison de plus pour bannir ces écrans qui les coupent du monde de notre salle de classe !
D'autant qu'à ces enfants-doigts pour qui tout se règle d'un clic, il manque souvent ce pour quoi l'école maternelle a été inventée : le langage, véhicule indispensable de la pensée !
Les enfants n'apprennent à parler que dans un environnement qui parle. Un développement langagier insuffisant condamne à une incapacité à exprimer ce qu'on ressent et à communiquer avec les autres. La faculté à faire des expériences s'étiole si l'on ne s'en sert pas ; sans langage intérieur, difficile d'imaginer, concevoir et exploiter quelque processus expérimental que ce soit.
L'école est là pour apprendre à parler, à enrichir ce langage par l'action, le dialogue, la confrontation des points de vue, l'écoute active d'histoires, de comptines racontées par l'adulte mais aussi par les enfants au cours d'échanges verbaux réels et non virtuels. S'enregistrer sur une machine est un jeu que tout enfant a fait avec joie depuis l'invention du premier magnétophone mais il en a bien vite éprouvé les limites et a vite préféré les amis, les copains, les potes avec qui l'échange est gratifiant parce qu'ils répondent, rigolent, en rajoutent !
L'école est là pour faire apprécier ces échanges même et surtout dans la salle de classe qui ne devrait jamais être considérée comme ce lieu où l'on fait « du travail » toujours moins gai et épanouissant qu'une bonne récré où l'on retrouve (enfin ?) ses pairs !
Mesdames et messieurs qu'on nomme grands, entendez les enfants : la vie ne s'épanouit pas en appuyant sur des boutons. Ils ont besoin de contrebalancer le virtuel automatisé d'une vie « magique » où les boutons sur lesquels on appuie vous font disparaître puis réapparaître dix étages plus haut, transformer la nuit en jour et le jour en nuit, entendre des voix venues d'ailleurs, regarder le même avion percuter cent fois de suite la même tour jusqu'à croire que ce sont cent avions qui ont percuté cent tours ou encore fabriquer un soda, du pop-corn ou des frites.
L'école maternelle peut le faire en offrant son matériel et son environnement propres à développer les perceptions sensorielles, les expériences intellectuelles, l'activité réelle, la vie collective, une logique incluse dans des déroulements d'actions qui font sens et deviennent explicites, tout ce qui constitue le fondement essentiel sur lequel l'édifice de la pensée et de la connaissance peut se construire.
Les tablettes ne contribuent en rien à cela ; ce sont des investissements inutiles tant du point de vue psychologique que pédagogique, sans parler du financier3. Nous ne devons pas hésiter à les bannir complètement des écoles maternelles.
Notes :
1 Professeur Olivier Houdé, professeur de psychologie, auteur de « L'Enfant et les Écrans ».
2 Avec un petit plus psychomoteur en Grande Section : apprendre à ranger ces fichues feuilles de papier dans ces satanées pochettes en plastique qui se plient, s'attirent les unes les autres, refusent de s'ouvrir… Rien à voir avec l'écran effleuré de l'index pour l'enfant-doigt de l'école numérique !
3 Allez, programmons plutôt une sortie à la ferme, une autre au concert et une dernière chez le boulanger ! Ce sera de l'argent bien mieux employé pour nos « moins de sept ans » qu'en le consacrant à l'achat de tablettes numériques, sans aucun doute possible…