L'École Primaire comme je voulais la raconter
C'est l'histoire d'un petit enfant de 2 ans et demi environ. Nous l'appellerons Noah, Lou ou Sasha parce que ce sont des prénoms mixtes et que le sexe n'a rien à voir là-dedans.
Noah va à l'école. C'est comme ça. Il pourrait être chez lui, comme Sasha, ou à la crèche, comme Lou, mais lui, il est à l'école. D'ailleurs, cette histoire pourrait tout aussi bien se passer chez lui ou à la crèche (le problème est d'ailleurs peut-être là, mais cela, nous en reparlerons une autre fois, si vous le voulez bien).
Dans sa classe, le maître ou la maîtresse, l'histoire ne le dit pas, organise chaque jour, ou presque, un temps d'« ateliers de manipulations autonomes », fortement inspirés – mais pas que[1]... – par la pédagogie Montessori remise à l'honneur ces dernières années.
Aujourd'hui, l'atelier que Noah [Sasha - Lou] a choisi, parmi tous ceux qui leur sont proposés sans doute, consiste à :
Voilà. C'est tout. C'est bien, non ? Je suis sûre qu'à deux ans et demi vous auriez adoré patouiller dans l'eau et transvaser gentiment le liquide du récipient A dans le récipient B à l'aide d'une belle éponge toute neuve !
Et puis c'est éducatif... Ça apprend le soin, la propreté, l'attention, la concentration, tout ça, tout ça.
En plus, avec un peu de chance, si on en croit la théorie constructiviste la plus stricte, après cet exercice Noah [Sasha - Lou] aura découvert que :
Moi, malgré tout, je n'arrive pas à aimer ça. Je reconnais que c'est une très grande avancée dans le sens où, après 30 ans d'oubli complet, l'école maternelle tient à nouveau compte de l'éducation sensorielle « pure », celle qui n'a pas d'autre but que de permettre à Sasha [Lou - Noah] d'écouter au lieu d'entendre, d'observer au lieu de voir et d'utiliser efficacement ses sensations somatiques, olfactives et même gustatives – « C'est bon, l'eau, Noah ? Elle n'a pas trop le goût de l'éponge neuve, celle-là ? » au lieu de les subir.
Rien que ça, je l'ai déjà dit, c'est déjà un avantage incontestable pour la formation de nos « moins de sept ans » !
Ce qui me gêne, c'est le côté « rikiki » de l'exercice. On se croirait sur la chaîne de montage, à la grande époque de l'industrialisation... Lou transvase de l'eau à l'aide d'une éponge pendant que le petit Oliver (Twist)[2] repère les aiguilles au chas défectueux et les met de côté pour satisfaire aux demandes de son contremaître. D'un côté comme de l'autre, on trouve difficilement l'intérêt de l'exercice, surtout quand on y ajoute la composante gratuite de celui qui se pratique ainsi en classe, hors-sol.
Il est vrai cependant qu'il peut y avoir pire. Imaginons Oliver chez l'horrible Fagin. Là, nous sommes dans l'« utilitaire strict ». Oliver apprend les gestes, comportements et compétences qui lui permettent de devenir un voleur averti. Si nous rapportons cela à l'école, cela pourrait donner :
Ce n'est pas ma tasse de thé, n'en déplaise à certains. Laissons du temps au temps et prenons le petit enfant pour ce qu'il est : un être en cours de formation dont le développement harmonieux nécessite une base d'apprentissage large qui part du mouvement et de l'affinement des sens et en fait un tremplin vers l'éducation esthétique, morale et intellectuelle. Une éducation, quoi.
Je préfère suivre ces préceptes, qui sont ceux de M. Montessori mais aussi de P. Kergomard, et dire avec cette dernière qu'ils sauront bien mieux et bien plus vite lire, écrire, compter et calculer s'ils savent pourquoi ils le font et quels bienfaits ils en tireront. Laissons donc pour le moment Noah [Sasha - Lou] jouer avec leur éponge et leurs baquets d'eau qui leur en apprendront bien plus qu'un formatage forcément mécaniste à la lecture et au calcul.
Mais cette éponge et ces deux bacs, coupés de toute « vie pratique », de toute utilité, quand même... pourquoi donc ?
Pour occuper l'enfant un temps et le faire tenir tranquille, peut-être ? Mais même... Nous sommes à l'école, que diable, pas à la fabrique !
Reprenons Maria Montessori, puisqu'elle est à la mode. Son éducation sensorielle, elle la veut ouverte sur le monde. L'enfant, grâce à des locaux et un matériel adaptés, prend part à la vie pratique de la classe. Parmi les outils laissés à sa disposition, il trouve des éponges et des récipients. Il s'en sert pour nettoyer les tables lorsqu'elles ont été salies, laver la vaisselle qui a servi aux repas ou débarbouiller les poupées... Jusque là, je suis d'accord, cent fois, mille fois ! C'est après que ça se gâte, lorsqu'on veut rationaliser tout cela en graduant et isolant une à une les propriétés des stimulants sensoriels propres aux exercices pratiques. Les tours roses, les escaliers marron, les barres rouge et bleu, pourquoi pas, mais pas les éponges et les pinces à cornichon !
Après les exercices de vie pratique, ou à côté, cultivez plutôt l'intelligence et la créativité ! Tournez-vous plutôt du côté de Freinet ou de la pédagogie Reggio. Ne restez pas dans la fabrique à gestes stéréotypés évaluables l'un après l'autre en ce qui concerne les éponges, les chiffons, les récipients, l'eau, les pinces à linge, les balais et les pelles à poussière !
Faites participer vos petits élèves au rangement et au nettoyage de la pièce après les activités, tous les jours, sans critères d'évaluation, juste parce qu'il faut que ce soit fait et qu'ils aiment vous aider. Et un jour, lorsque vous vous apercevrez que Lou [Sasha - Noah] se passionne pour le nettoyage à l'éponge et observe avec intérêt les gouttes qui dégoulinent lorsqu'on la presse fortement :
Pour Sasha, pour Lou, pour Noah, pour Camille, oubliez les « maîtres des forges » qui rivaient leurs petits ouvriers au banc de production et leur faisaient répéter à longueur de journée le même geste dépourvu d'intérêt cognitif. Oubliez aussi les « maîtres d'école » qui ne voient dans leur mission que l'instruction scolaire, au sens le plus strict, sans se rendre compte que celle-ci ne sera fructueuse que si nous la semons sur le terreau fertile que seule une éducation complète peut procurer.
Si vous tenez à choisir dans la littérature du XIXe siècle[3] des modèles éducatifs, imitez plutôt « il Signor Vitalis » qui fait participer Rémi à la vie de sa troupe et se sert des exemples qu'il donne ou de ceux que lui fournissent ses autres élèves, Dolce, Capi, Zerbino et Joli-Cœur, pour développer chez son jeune élève toutes ses capacités, toute sa réflexion, toute son intelligence, toute sa sensibilité, toute sa créativité.
Notes :
[1] On a convoqué les neurosciences, pour faire plus innovant et « scientifiquement prouvé », et l’approche par compétences, parce qu’on ne sait plus faire autrement.
[2] Il semblerait que ce ne soit pas Oliver mais je n’ai pas le temps de chercher quel héros de Dickens fut ainsi placé sur une chaîne de montage pour effectuer un geste répétitif sans intérêt à longueur de journées. Il y en a un en tout cas, c'est sûr !
[3] Et si vous préférez le XXIe siècle, j’ai ça : Pour une maternelle du XXIe siècle et je serai ravie de vous l’envoyer moyennant la somme à laquelle mon éditeur me le vend (23 €).