L'École Primaire comme je voulais la raconter
Je remercie ma copine, Sophie Borgnet, pour son joli dessin qui illustre si bien mon propos.
Depuis quelques années, j'entends parler d'un matériel, en usage dans les écoles maternelles...
Ce sont des albums illustrés de grand format, excellente idée au demeurant.
La plupart d'entre eux sont issus de la littérature enfantine traditionnelle, Le Petit Chaperon Rouge, Boucle d'Or, les Trois Petits Cochons, Cendrillon... Mais il y a aussi des "contes modernes", comme La Moufle, Un Dimanche au Zoo, ... Et enfin, et c'est vraiment une idée formidable, des contes issus d'autres cultures (Epaminondas, Urashima, ...) et quelques classiques de la littérature et de la musique (Le Corbeau et le Renard, Pierre et le Loup, ...).
C'est extraordinaire ! Voilà un matériel dont toutes les écoles devraient se doter sans retard ! [Ce qui m'étonne un peu, c'est que toutes ces œuvres existent déjà, dans de nombreuses collections, de nombreux formats, illustrées de mille manières. Cette "nouvelle" collection doit forcément apporter un plus... Oui, mais lequel, ah, ah, ah ?]
Hélas, comme dans le conte des Fées, il y a un mais... Sans doute les auteurs de ces petites merveilles n'ont-ils pas été assez polis avec la vieille femme qui leur réclamait de l'eau lorsqu'ils sont allés remplir leur cruche à la fontaine. Voilà pourquoi ils ont été victimes de la malédiction.
Car figurez-vous qu'au lieu de la "petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir", si l'on a trois ans on entend : "Cette petite fille, elle s'appelle le Petit Chaperon Rouge parce qu'elle s'habille toujours en rouge."
Si on a quatre ans, ce sera : "Cette petite fille, c'est le Petit Chaperon Rouge. On l'appelle comme ça parce qu'elle s'habille toujours en rouge."
Et à cinq ans, comme on est grand, on a droit au chef-d'œuvre suivant : "C'est l'histoire d'une petite fille. Elle habite près de la forêt avec sa maman. Elle a un joli habit rouge. C'est sa grand-mère qui l'a tricoté. Elle le met tout le temps. C'est pour ça qu'on l'appelle le Petit Chaperon Rouge. Elle met aussi un tablier pour (ne) pas salir son beau costume."
Il est sûr qu'avec cela, les héritiers de Charles Perrault, s'ils en avaient encore la possibilité, ne pourraient pas réclamer de droits d'auteurs !
Le massacre est présent dans tous les albums de la collection... Négations enlevées [mises entre parenthèses pour être exact. Sans doute est-ce laissé à l'appréciation du conteur...], phrases mal construites, vocabulaire indigent se bousculent de pages en pages !
Il paraît que je n'ai rien compris... Ces albums ne servent pas à faire entrer les enfants dans le monde magique de la littérature. Ils ne servent pas à les imprégner de beau langage et de phrases bien construites. Ils n'ont pas l'ambition d'offrir le meilleur de nos grands écrivains aux tout-petits qui bientôt seront grands.
Ils sont redoutablement bien faits, me dit-on, pour "travailler" les objectifs pour lesquels ils ont été prévus et que je n'arrive pas à saisir réellement...
Les Oralbums sont des supports innovants pour aider l'enfant, dès 3 ans, à développer et à construire son langage oral.
Voilà ce qu'on lit sur le site de leur éditeur (Retz).
Ah ? Vraiment ? Apprendre à un enfant à dire "Le chêne, il était pas loin d'un étang où le corbeau, il pouvait aller boire quand il avait soif", cela peut être considéré comme développer et construire le langage oral d'un enfant de Grande Section ? Chacun ses ambitions, alors. Je préfère "Un agneau se désaltérait dans le courant d'une onde pure"...
Mais passons... Ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi choisir le moyen du livre si c'est pour travailler l'oral.
Il est évident que des livres aussi mal écrits ne peuvent que faire bondir d'horreur toute personne ayant elle-même bénéficié d'une toute autre imprégnation pendant ses années d'école maternelle. Et tout parent qui, à la maison, choisit avec soin les albums qu'il lira à sa progéniture.
Passons aussi sur le fait que ces contes ont été abîmés et adaptés d'une bien drôle de manière aux stéréotypes qui sont censés régner chez nos moins de sept ans.
Ainsi, Pierre, celui de Prokofiev, ne vit pas seul avec son grand-père, il ne faut pas exagérer. On lui a donc adjoint une grand-mère, pour rétablir la parité sans doute... Et, ce n'est pas "dans les grands prés verts" qu'il part gambader au son de cette musique sautillante qui le caractérise mais dans la neige, allez savoir pourquoi ? Ce qui fait que la musique sautillante, hein... Avec les moonboots ou les raquettes aux pieds, il fallait oser !
Revenons donc au véhicule choisi pour transmettre l'oral... Pourquoi le livre ? Pour avoir du "clé en main", me répond-on. L'intérêt est que pour des enseignants non spécialistes du langage, de ses étapes d'acquisition, le support est prêt, les étapes tant lexicales que syntaxiques sont proposées.
Objection rejetée. Les étapes d'acquisition sont présupposées, calquées sur le langage apparemment standard d'un enfant standard construit de toutes pièces, au mépris des particularismes régionaux, par exemple. Les étapes lexicales et syntaxiques, nous ne pouvons réellement les découvrir qu'en direct, dans le quotidien de notre classe.
Nous découvrirons bien mieux l'étape où s'est arrêté chacun de nos jeunes élèves en les écoutant parler, "en direct", le matin au "Quoi de neuf ?" qu'en leur demandant de commenter une image.
Nous serons bien plus à même de leur apporter le lexique qui leur manque en leur donnant à découvrir un objet, une corbeille de fruits, un animal qui se promène dans sa cage ou remplit l'écran de sa présence, un artisan qui travaille près de l'école, une plante qui pousse et change chaque jour.
Nous serons bien plus efficaces pour faire évoluer leur syntaxe en reprenant patiemment leurs tournures maladroites, leurs reprises pronominales (ma maman, il a dit qu'il viendrait me chercher), leurs pataquès de tout-petits qu'en leur en imposant d'autres qui leur étaient étrangers. C'est en nous exprimant en bon français devant eux, toute la journée, que nous corrigerons et enrichirons peu à peu ce langage relâché qu'ils entendent employer autour d'eux.
Le lexique, c'est à longueur de journée, en les faisant peindre, dessiner, jouer, courir, observer, danser, chanter, réciter que nous le développons. Cette syntaxe correcte, enrichie chaque jour par de nouveaux apports grammaticaux, nous nous devons de la leur offrir chaque jour, à travers nos échanges avec eux, les textes que nous leur faisons élaborer lorsqu'ils nous dictent ce que nous devons écrire près de leurs dessins, les albums dont nous leur lisons les textes et que nous avons choisis avec soin et rigueur, les chants, les comptines et les poèmes que nous leur faisons apprendre par cœur.
C'est en apprenant à réciter Le Corbeau et le Renard, comme ça, par imprégnation, que ma Yasameen et ma Kass'Andrah égalisent leurs chances avec celles de mon Jules-le-Grand. Et si je souris, une larmichette d'émotion à l'œil, lorsque tous trois truquent un peu et, du haut de leurs cinq ans et demi, disent "Vous êtes le phénix des autres de ce bois" ou "Jura mais un peu tard qu'on ne lui prendrait plus", je les reprends tout de même et rétablis les paroles de l'auteur. Je vous assure qu'on peut le faire très gentiment en rassurant l'enfant sur la normalité de son erreur.
J'ai beau réfléchir, je n'arrive pas à voir ce que cela apportera à nos élèves les plus démunis de laisser les parents de ceux de leurs camarades bien-chanceux continuer à diffuser le beau langage pendant que l'école accumulera au-dessus de leurs têtes les difficultés en diffusant pour eux en mauvais français des œuvres amoindries et sorties de l'originalité qui ont fait leur succès.
J'ai beau réfléchir, je n'arrive pas à voir pourquoi un album mal écrit aiderait nos collègues "non-spécialistes" du langage à apprendre à parler à leurs élèves. Je leur conseillerais plus volontiers d'enrichir eux-mêmes leur vocabulaire et leur syntaxe en lisant, en allant écouter des conteurs, en fréquentant les théâtres et les salles de spectacle pour y entendre du beau langage. Quant à leurs élèves, qu'ils instaurent un climat de dialogue dans leur classe, qu'ils les rassemblent souvent, plusieurs fois par jour, tous ensemble, pour parler tout en agissant. Qu'ils leur fassent pratiquer l'observation sensorielle d'objets, de plantes, de documents, le dessin d'observation et d'imagination, la "patouille", les jeux sportifs. Qu'ils programment chaque jour musique et poésie, ainsi qu'un moment de conte où ils expliquent le vocabulaire et les actions des héros avec leurs mots. Ils verront alors qu'ils n'ont pas besoin d'un support tout prêt dont les étapes lexicales et syntaxiques sont imposées, et de quelle manière !
Pour finir, ce superbe poème de Nazim Ikmet qui, pour moi, illustre ce que devrait être l'ambition de l'école maternelle :
Offrons le globe aux enfants
Au moins pour une journée
Donnons-leur afin qu’ils en jouent
Comme d’un ballon multicolore,
Pour qu’ils jouent en chantant
Parmi les étoiles.
Offrons le globe aux enfants,
Donnons-leur comme une pomme énorme,
Comme une boule de pain toute chaude
Qu’une journée au moins,
Ils puissent manger à leur faim.
Offrons le globe aux enfants,
Qu’une journée au moins le monde apprenne la camaraderie.
Les enfants prendront de nos mains le globe
Ils y planteront des arbres immortels.
Nazım Hikmet Ran (traduit par Charles Dobzynski)
Ça a une autre gueule que "Aujourd'hui la chèvre, elle va aller au marché pour acheter des légumes. Ses petits, ils restent à la maison tout seuls. Ils (ne) doivent pas ouvrir la porte au loup." , non ?