L'École Primaire comme je voulais la raconter
Autrefois, depuis les années 1920, et peut-être même plus tôt, jusqu'aux années 1980 à 1990 environ, lorsque les enfants de CP avaient appris les dernières graphies complexes (traditionnellement ail, eil, euil, ouil, ph, ay, oy, uy, tion, x), leur maîtresse ou leur maître leur distribuait leur premier livre de lecture courante.
Généralement, ce livre n'était pas terminé lorsque les grandes vacances arrivaient et les enseignants de CE1 le récupéraient pour les faire finir aux élèves dans les premières semaines de l'année scolaire.
Ce qui suit est aisément transférable aux seuls enfants de CE1 d'aujourd'hui, d'autant plus que, contrairement à ces élèves des années 1920 (je n'ai pas d'exemples plus anciens, mais je n'en ai pas cherché) à 1990, ils n'ont bénéficié que de 864 heures de classe en GS puis au CP, soit 1728 heures, contre respectivement 2160 heures (déficit : 432 heures) puis 1944 heures (déficit : 216heures) en tout en 1920 puis en 1987.
Selon les décennies, c'était un de ceux que nous voyons ci-dessus. Ou un autre... Il y en a eu tant !
Tout ces livres, sauf les plus récents (En vacances les copains - 1977 ; L'Oiseau-Lyre - 1981) étaient bâtis sur le même modèle. C'est celui que vous trouverez en feuilletant par exemple le Livre des Bêtes de A. Mareuil et M. Goupil, édité des années 1960 aux années 1980 chez Istra, (tapuscrit dans le corps de cet article : CE1 : Lecture selon le niveau de la classe à la rentrée).
Sur chaque double page – dont toute la lecture (consignes comprises) était effectuée par les enfants eux-mêmes, à voix haute – on trouvait dans l'ordre :
→ une illustration, censée donner envie à l'enfant de savoir de quoi parle le texte qui l'accompagne
→ parfois, mais ce n'est pas systématique, une partie « préparation » qui consiste par exemple dans Line et Pierrot (1924) à faire lire aux élèves les lignes trois lignes : eil, le réveil, le soleil — oin, le poing — eu, heu, sept heures — ui, hui, aujourd'hui — s=z, plaisir
→ un texte dont la longueur s'étoffait page après page, d'environ 170 mots, par exemple, dans Le beau livre de Poucet (1957) pour le premier texte (Le boa, la tortue et l'éléphant : 1. Le boa avale la tortue) à 270 pour le dernier texte (Deux amis). Ce texte est souvent terminé par la mention à suivre car il fait partie d'une histoire plus longue (de 2 à 4 épisodes, par exemple, dans Le livre des bêtes).
Très souvent la fin du texte occupe le haut de cette page puis on trouve presque toujours les parties suivantes dans des ordres différents selon les manuels :
→ une partie lexique composée de quelques définitions (je rappelle que ce sont les enfants qui lisent toutes ces parties) parfois accompagnées d'illustrations
→ la révision d'une graphie : dans le premier texte de Lisons de belles histoires (celui de la première ligne de photos, édité en 1989), c'est par exemple : Les sons bl, fl, cl – le blé - flamber - des flocons - des fleurs - une plume - une clé - la classe
→ des questions de compréhension sous différentes formes : phrases interrogatives, textes à trous, vrai ou faux, ...
exercices systématiques auxquels s'ajoutent assez souvent :
→ une copie ou une copie différée
→ des exercices de vocabulaire souvent intitulés « Jeux de lecture »
→ des dessins à reproduire ou à créer à partir d'une consigne. Par exemple, dans Le livre des bêtes (1965) dans le texte La colère des trois ours : Je dessine un bol avec un cuiller posée dedans, et un autre bol, avec une cuiller posée à côté.
Ici, je n'ai que peu d'exemples à vous montrer pour la bonne raison que le mot d'ordre était : « Exploitez des albums ! La lecture dans un manuel n'apprend pas à aimer les livres. Les enfants doivent avoir l'objet-livre dans les mains. Vous devez créer vous-même les exercices qui accompagneront la découverte de cet album en fonction de vos élèves. » – et surtout, mais ce n'était pas dit, dans certaines circonscriptions, en fonction des marottes de Monsieur ou Madame l'IEN...
Vous trouverez cependant des exemples dans les séries éditées chez Hatier par la collection Ribambelle, chez Nathan, vous pouvez aussi feuilleter les manuels Gafi Lecture CP-CE1 et Gafi Lecture CE1, que j'ai utilisés un temps, et quelques autres. À part dans les circonscriptions où les auteurs de ces séries ou manuels étaient auteurs, ou amis des auteurs, ces collections toutes prêtes, ou pire, ces livres scolaires, étaient souvent très mal vus et fortement déconseillés, surtout aux débutants.
Le reproche qui a été fait ensuite à ces séries, ces manuels ou ces exploitations sauvages, c'était de ne pas travailler du tout la révision de sons et de laisser de côté tous ces élèves non-lecteurs ou faibles lecteurs qui, à l'époque, arrivaient assez nombreux en classe de CE1 (parfois jusqu'aux deux tiers d'une classe de 25 élèves).
J'y ajouterai, mais cela, nous y sommes encore, qu'ils ont habitué les collègues à plus tenir compte de leurs envies de découverte des richesses de l'offre éditoriale que des réels besoins de leurs élèves. Et je compléterai en disant que, contrairement à ces premiers livres de lecture courante, ils ne donnaient à voir aux enfants de CE1 que cinq ouvrages par an (pour 19 histoires complètes dans Le livre des bêtes ou 24 dans L'Oiseau-Lyre CP-CE1 qui n'étaient pourtant que des livres destinés à n'occuper que la fin de l'année de CP et le début de l'année de CE1).
Autre effet pervers, leur exploitation, souvent longue et chronophage, était souvent été interrompue en cours d'année, parce que « les enfants n'avaient pas fini la grammaire... la séance de maths réclamait beaucoup de manipulations... le projet Tour du Monde avait débordé sur l'horaire de lecture... les objets pour le marché de Noël n'étaient pas prêts... » et autres prétextes réels qui n'auraient peut-être pas existé s'il avait suffi de dire aux élèves : « Tiens, nous avons un quart d'heure de disponible. Profitons-en. Prenez votre livre de lecture à la page 38, nous allons lire la suite de l'histoire de La Petite Poule Rousse. »...
En suivant quelques groupes sur les réseaux sociaux, j'ai pu remarquer que sont encore très nombreuses et nombreux les collègues qui ont gardé cette habitude des cinq albums par an, travaillés chacun pendant une période, sous la forme d'une lecture individuelle à la maison, suivie de fiches d'exploitation faites en classe.
Certains y ajoutent, sans doute parce qu'ils se rendent compte que ça ne fonctionne pas tout seul, des exercices de lecture rapide (fluence), des exercices de compréhension (inférences), des lectures orales effectuées par l'enseignant, et peut-être encore d'autres exercices censés permettre d'acquérir des compétences isolées transférables à cette lecture autonome à la maison.
Les partisans de ce courant très contemporain (je dirais 2017 et après, c'est-à-dire après l'arrivée de JM Blanquer à la tête du ministère de l'Éducation Nationale), surfent sur la vague développée par un neuroscientifique très connu dans son ouvrage Les neurones de la lecture, revue et corrigée par les tenants de l'approche compétentielle.
Je n'ai pas lu cet ouvrage mais une amie proche en qui j'ai toute confiance et qui a assisté à l'une des conférences de ce monsieur au début des années 2010 m'en a parlé et, ce qu'elle m'en a dit, je le revois écrit en toute lettre dans un résumé que j'ai trouvé sur Internet :
« Deux voies de lecture existent : la voie phonologique, qui implique de passer par le son pour lire un mot (généralement les mots nouveaux), et la voie lexicale, qui reconnaît l’enchaînement des lettres pour aller jusqu’au sens du mot.
Pour devenir un lecteur expert, nous sommes contraint d’allier chacune de ces deux voies de lecture, indissociables pour parvenir à une lecture fluide.
Enfin, notre cerveau est confronté à de multiples choix au cours de la lecture : sur la base de quelques traits sur la rétine, il réalise la performance de choisir le mot approprié parmi une encyclopédie d’au moins 50 000 entrées. »
Il a suffi de ces quelques mots pour que les tenants de l'approche compétentielle y voient une raison indispensable de travailler « chambres à part » ces deux voies !
Et c'est ainsi qu'ont fleuri les méthodes qui, au lieu de lier tout cela dès que possible au CP et a fortiori au CE1, continuent semaine après semaine à faire reconnaître des enchaînements de lettres dépourvues de signification, censées rendre plus efficace la voie lexicale... J'en avais décortiqué un petit exemple, pour une classe de CP, dans cet article : C'est fou ce que ça motive Kilian ! (1). Depuis, nous avons progressé – c'est un euphémisme – puisque, désormais, c'est pendant une grande partie du CE1 que les élèves se voient imposer ces décodages d'enchaînements de lettres dépourvues de signification.
Et, comme le temps n'est pas extensible – 22 heures utiles, dans une semaine de classe, ça passe très, très vite ! – ces décodages d'enchaînements de lettres ne peuvent déboucher que sur la lecture de quelques malheureuses phrases bien incapables selon moi de remplir la fonction suivante (toujours extraite du résumé cité ci-dessus) :
« Pour devenir un lecteur accompli, il est donc primordial que l’enfant lise beaucoup, afin d’étoffer son vocabulaire et de reconnaître ainsi de plus en plus de mots. Manquer cette étape essentielle de « construction du vocabulaire » pourra expliquer certaines difficultés ultérieures, rendant une lecture rapide difficile. »
Les sympathisants de cet autre courant ne se basent pas sur l'imagerie cérébrale, ni sur cette approche qui consiste à collectionner les perles plutôt que de faire lever de la pâte à brioche (voir Bocal de perles ou pâte à brioche ? ).
C'est pourquoi, en jetant un petit coup d'œil dans le rétroviseur et en se revoyant au CP en train de se délecter avec l'histoire des Trois petits cochons du Livre des Bêtes ou celle de Trag le petit chamois dans Le beau livre de Poucet ou encore avec Le lièvre et la tortue dans Lisons de belles histoires, ils se sont dit qu'il valait peut-être mieux donner tout de suite à leurs apprentis-cyclistes un vélo entier, avec éventuellement des petites roulettes, plutôt que de renvoyer les balades en forêt à une date ultérieure, lorsque ces jeunes coureurs en devenir sauront reconnaître rapidement n'importe laquelle des pièces qui pourrait composer leur future bicyclette !
Vous aurez compris que j'appartiens à ce second courant qui me semble bien plus efficace et porteur pour l'avenir que le précédent. Comme on m'a récemment demandé pourquoi, nous allons détailler tout cela ci-dessous.
Livrons-nous à un petit jeu et voyons ce qu'apporte aux élèves de chacune de ces deux approches une série de journées de lecture. Le groupe NSC sera celui des neurosciences à la sauce compétentielle (méthode « chambres à part ») et le groupe AE sera celui des artisans éducateurs (méthode des petits pas).
Livre de lecture fictif, composé pour l'occasion, en imitation de manuels de lecture NSC CE1.
Celui-ci va se livrer à trois exercices de lecture successifs :
1) Décodage de syllabes et enchaînements de syllabes :
Dans cet exercice, il aura lu 27 syllabes simples, dont certaines ne peuvent pas apparaître dans un mot de la langue française (puch, pouc, poim, ...) et 6 enchaînements de syllabes dont un seul apparaît dans un mot de la langue français (optique, opticien, ...). Ces 6 enchaînements sont composés de 14 syllabes, soit un total pour l'exercice de 41 syllabes simples.
2) Lecture et compréhension de mots :
Dans cet exercice, il aura lu 40 mots dont la moitié environ d'articles ou pronoms déjà bien connus. Les autres mots (noms, verbes, adjectifs) sont généralement connus et fort peu d'entre eux permettent de satisfaire l'exigence d'étoffement du vocabulaire, condition sine qua non pour devenir un bon lecteur.
Au cours de cet exercice, pour lire ces mots, ils ont décodé 59 syllabes écrites.
3) Lecture et compréhension de phrases :
Ici, il aura lu 3 phrases porteuses d'un message simple qui n'apportent que très peu de vocabulaire (le nom commun tape, éventuellement, et, sans doute, le prénom Pascal). Ces trois phrases se composent de 33 mots, eux-mêmes composés de 46 syllabes.
Bilan de la journée en terme de décodage et de lecture:
syllabes simples : 146
mots : 76 mots
phrases : 3
Imaginons une classe qui travaille avec Le livre des bêtes et qui en est arrivé au Texte Encore un méchant tour de Renard, pages 34 et 35 du manuel.
Ce groupe va se livrer, si possible, en une ou deux fois dans la journée, puisqu'après tout, ce manuel couvre à la fois le programme de décodage, celui de compréhension de texte et celui de vocabulaire, à cinq exercices de lecture successifs.
1) Lecture de texte :
Au cours de ce texte, les enfants auront lu 1 texte porteur de sens (et faisant partie du patrimoine littéraire mondial). Au cours de ce texte, ils auront lu 28 phrases, composées de 259 mots, composés chacun d'une, deux, trois et exceptionnellement quatre (cocorico) ou cinq syllabes (émerveillement), soit, si nous considérons qu'un tiers des mots comporte 1 syllabe, un autre tiers 2 et le dernier tiers 3, en négligeant les deux mots « exceptionnels », environ 516 syllabes.
2) Lecture et vocabulaire :
Au cours de cet exercice, les enfants auront lu 2 phrases porteuses de sens. Ces phrases sont une préparation directe (mais avec les roulettes) à la lecture d'un article de dictionnaire.
Ces 2 phrases sont composées de 27 mots qui donnent à décoder 39 syllabes simples.
3) Lecture et compréhension ; vocabulaire :
Les enfants lisent 1 phrase de consigne et 4 phrases interrogatives dont ils s'imprègnent de la structure, soit 5 phrases. Ces phrases sont composées de 30 mots qui leur donnent l'occasion de décoder 45 syllabes.
Au cours de cet exercice, les enfants lisent 1 phrase de consigne et 2 phrases interrogatives qui donnent à réemployer quelques mots appartenant au champ lexical du schéma corporel des animaux., soit 3 phrases Ces phrases, sont composées de 22 mots, eux-mêmes composés de 44 syllabes.
Au cours de cet exercice, les enfants lisent 1 phrase de consigne et 6 phrases auxquelles manque le sujet (grammaire vivante), soit 7 phrases. Ces phrases, sont composées de 30 mots, eux-mêmes composés de 48 syllabes.
3) Phonologie et orthographe :
Au cours de cet exercice, les enfants travaillent un point particulier de la voie lexicale qu'ils peuvent rattacher à l'acquisition d'une règle d'orthographe (noms en [war] selon le genre).
Ils décodent 2 syllabes puis 20 mots dont 10 sont des articles. Ces mots sont composés de 39 syllabes, soit un total de 41 syllabes décodées au cours de l'exercice.
Groupe NSC : Groupe AE :
syllabes simples : 146 syllabes simples : 733
mots : 76 mots mots : 388 mots
phrases : 3 phrases : 45
Laissons passer les deux jours suivants qui n'apporteront rien de nouveau au tableau comparatif puisque les deux manuels proposent le même type de travaux (décodage de nombreuses syllabes et de quelques enchaînements de lettres dépourvus de signification, lecture de quelques lignes de mots et de quelques phrases pour le groupe NSC et lecture d'un texte suivi de celle d'articles de dictionnaire aménagés puis de lecture de consignes et d'exercices visant à affiner la compréhension, enrichir le vocabulaire et travailler implicitement la syntaxe de la langue.
Nous nous intéresserons au quatrième jour puisque le groupe NSC va se livrer à la lecture du texte de la semaine. Contrairement à certains manuels NSC qui en proposent trois, de longueurs variables, celui-ci ne propose qu'une version du texte...
Livre de lecture fictif, composé pour l'occasion, en imitation de manuels de lecture NSC CE1.
1) Lecture d'un texte dans lequel les graphies p et b sont très fréquentes :
La demande institutionnelle a imposé cette abondance de p et de b afin que ce texte, en plus de faire travailler aux enfants la compétence « Lire et comprendre un texte narratif », on évalue la compétence « distinguer les graphies proches » pour le couple p/b étudié au cours de la semaine, en lecture et en orthographe.
Ce texte est composé de 31 phrases qui contiennent en tout 187 mots. Si on applique à ces mots la règle des 3 tiers appliquée au texte issu du Livre des bêtes, leur lecture a dû permettre le décodage de 372 syllabes.
1) Lecture et exploitation d'un texte :
Ce texte est le dernier épisode d'une histoire complète dont les enfants ont lu les deux épisodes précédents au cours des jours 2 et 3.
On peut raisonnablement penser que les nombres de phrases, mots et syllabes que comportent ce texte ainsi que les exercices qui le suivent est à peu près le même que ceux du texte proposé en Jour 1.
Groupe NSC : Groupe AE :
syllabes simples : 372 syllabes simples ≅733
mots : 187 mots mots ≅ 388 mots
phrases : 31 phrases ≅ 45
Un dernier petit bilan qui parlera de lui-même pour récapituler les quatre journées de lecture.
Rappelons que le groupe NSC a lu 3 pages A4 semblables à celle du Jour 1 et 1 page A4 différente le Jour 4 et que le groupe AE a lu quatre pages A4 semblables à celles des Jours 1 et 4.
Groupe NSC : Groupe AE :
syllabes simples ≅ 810 syllabes simples ≅ 2 932
mots ≅ 415 mots mots ≅ 1 552 mots
40 < phrases < 50 phrases ≅ 180
texte narratif : 1 textes narratifs : 4
Pas la peine d'en dire plus, il me semble...