L'École Primaire comme je voulais la raconter
Brevets, carnets de réussite, évaluations, validations, contrôle, ceintures, échelles de progrès et même pommes plus ou moins grignotées me poursuivent de blogs en forums et de forums en réseaux sociaux.
Cela ne serait rien si ces procédures de contrôles visaient de futurs bacheliers, des lycéens, des collégiens ou même des élèves d'élémentaire à condition que les plus petits, ceux du CP, ne soient pas ainsi examinés sur toutes les coutures comme de dangereux je-m'en-foutistes prêts à tout pour couper au dur effort scolaire dont il conviendrait de noter le plus petit progrès comme le moindre faux-pas !
Mais non, eux, on leur fiche la paix ! Il est même question de ne plus les noter, de ne pas tenir compte de leur niveau pour leur passage dans la classe supérieure, de valider de manière quasi automatique un fond de socle du moment où ils tendent vers une maîtrise approximative des compétences qu'il recense comme indispensables à la survie en milieu économique estampillé OCDE-compatible !
Non, ceux qu'on évalue sur toutes les coutures et qui passent leurs journées de classe à s'entraîner à cet effet, à poser des marrons dans des cases, attraper des boules de coton à la pince à sucre, ranger des petites voitures en ligne ou découper des franges le long de bandes de papier, ce sont nos tout-petits, nos bébés, ceux qui devraient vivre à l'écart de toute sur-stimulation, de toute comparaison avec leurs congénères, de tout rangement dans des cases, même provisoires.
Dans leurs classes, on a tout étiqueté et, même si les plus chanceux choisissent librement la boîte ou le plateau dont ils vont avoir la possibilité d'explorer le contenu, on note vite vite tout cela et on les prend en photo pour témoigner de leur réussite, fortuite ou pas ! On va même jusqu'à leur demander dans quel but, pour valider quel apprentissage, quelle compétence, ils ont choisi cette activité. Parce que, du haut de leurs deux, trois, quatre, cinq années de vie sur terre, il est urgent pour chacun d'eux de :
Comme ils sont heureux, leurs grands cousins de lycée que j'ai entendus l'autre soir quand ils énonçaient des horreurs devant 3,5 millions de téléspectateurs ! Eux, apparemment, dans leurs lycées, on ne leur demande pas de construire en commun des codages qui leur prouveraient que leurs professeurs ont encore beaucoup de choses à leur apprendre jusqu'à ce qu'ils réussissent à passer outre des représentations mentales d'un autre âge, sévèrement réprimées par la Loi qui plus est !
Chez les moins de sept ans, c'est du sérieux... C'est bienveillant, nous dit-on, mais c'est du sérieux ! Depuis que j'en parle autour de moi, je m'enfonce de plus en plus dans la morosité...
Alors, je sais que je me répète, mais moi, j'ai mal à ma maternelle. Quand on pense que nous nous enfonçons de plus en plus, à chaque réforme, dans la méconnaissance totale de la psychologie de base de l'enfant de moins de sept ans, c'est à pleurer !
Pourtant, il suffit de les regarder, de les écouter pour se rendre compte très vite qu'à cet âge-là, à peine sortis du ventre de leurs mères :
Ces collègues qui se posent des questions, qui essaient, qui aimeraient bien, qui leur répond ? Personne au sein de l'Institution. Bien au contraire.
Céline Alvarez, une pionnière parmi d'autres, qui cherche comme eux à révolutionner explique, dans le Télérama de cette semaine, comment l'expérience qu'elle a pu conduire à Gennevilliers, de 2011 à 2014, s'est arrêtée, comment elle peine, même en ayant pignon sur formation continue, à se faire comprendre des inspecteurs généraux les mieux en cour qui gardent la coquille en oubliant la chair.
Dans le Nouvel Éducateur de ce mois-ci, l'éditorialiste, Martine Boncourt, se plaint elle aussi que, malgré les mauvais résultats de l'École, tous ceux qui proposent une révolution pédagogique se heurtent au silence radio ou, au mieux, à une assimilation mal comprise d'éléments plus ou moins pertinents plaqués sur d'autres venus d'ailleurs.
Lorsque des collègues ou moi-même proposons à nos IEN respectifs de faire profiter nos collègues de nos savoirs, on nous dit poliment oui, oui, puis on nous oublie, sans même chercher à lire ce que nous écrivons. Nos livres restent confidentiels et seul le bouche à oreille leur tient lieu de canal de diffusion.
Pendant ce temps, nos collègues continuent à ne pas oser se lancer, faute de réponses à leurs questions alors que les réponses existent et qu'il suffirait de les laisser faire leurs preuves, sans cahiers de réussites qui figent un présent qui n'existe déjà plus au moment où on referme leurs pages, sans prêt-à-porter made in Pedagogia, fabriqué en chaire et jamais validé par des études sérieuses et dénuées de parti-pris, dont les patrons ne correspondent aux mensurations d'aucun « élève de maternelle » réel !
Et la Maternelle en crève... à feu de plus en plus vif. Tant et si bien que, si je n'avais pas bien écouté mon ex-ministre hier, je parlerais bêtement de volonté délibérée, de complot, même, pourquoi pas... Ce qui serait stupide, j'en conviens.
Je préfère parler d'ignorance, d'oubli, de repli sur soi, ce qui permet, malgré la douleur, d'espérer une rémission et même pourquoi pas une guérison rapide. Et je leur offre une pomme toute grignotée pour qu'ils se rendent compte comme c'est désagréable de voir son ego rongé jusqu'au trognon, tiens...
En bonus, pour ceux qui, en fouinant tout seuls sur la Toile, auraient découvert ce blog tellement subversif qu'on ne peut pas le conseiller, quelques réponses aux questions posées ci-dessus.
- Comment fait-on pour savoir où ils en sont et qui fait quoi ?
On connaît les contenus des programmes sur le bout des doigts ; on est présent au milieu de ses élèves, tous les sens en alerte, vigilant à tout ce qui se dit, se fait, émerge plus ou moins intuitivement. Et on se fait confiance : on saura très vite remarquer les progrès, les stagnations, les régressions, les moments de latence entre deux paliers.
- Comment fait-on pour qu'un élève ne fasse pas dix fois le même atelier?
Dans un premier temps, on ne fait rien. Certains enfants ont besoin d'être très sûrs d'eux pour oser se lancer. Si cela dure de manière vraiment pathologique, on tente de proposer autre chose pour voir. La plupart du temps cela suffira.
Si cela ne suffit pas, on attend encore un peu... Puis on recommence... Lorsque le refus devient inquiétant, un soir, discrètement, alors que les élèves sont partis (ou un matin, avant qu'ils arrivent), on enlève l'atelier en question. Il disparaît... dans une réserve, un grenier ou le coffre de notre voiture. Et on voit...
- Comment fait-on des progressions ? Comment se débrouille-t-on pour que les élèves les suivent ?
On prend le BOEN, on le débarrasse de toute la parlotte (attention, il y en a énormément), on garde uniquement les contenus. On recopie ça bien joli, bien propre pour l'IEN. En regard, on écrit tous les moments de la journée où on travaille ces savoirs, ces compétences, ces capacités2 (en gros, c'est tout le temps pour le langage, presque tout le temps pour le sensoriel, et la plupart du temps pour ce qui est moteur).
Les élèves les suivent nécessairement parce qu'un enfant est programmé pour progresser. Les seuls cas délicats sont les très rares enfants qui souffrent d'un trouble suffisamment grave pour être déjà handicapant à deux, trois, quatre, cinq ou six ans. Ceux-là avanceront aussi mais moins vite. Dans votre nouvelle organisation, ils auront la chance de n'être ni stigmatisés, ni confrontés sans arrêt à l'échec (et à la comparaison aux autres si celle-ci leur est intellectuellement accessible et que vous avez poussé l'innocence assez loin pour afficher des tableaux de réussite sur les murs de la classe pour que tout le monde puisse remarquer comme ils sont à la traîne, loin derrière les autres).
- Et l'instit, il s'assoit à son bureau et ne fait rien?
Surtout pas ! Il n'en a pas le temps ! Il est au contraire hyper vigilant à tout ce qui bouillonne dans sa marmite.
Il joue son rôle de régulateur de l'ambiance, protège le faible et le soutient, retient les jeunes bulldozers mâles et femelles qui renversent tout sur leur passage, surveille les pestouillous qui ont la critique plus aisée que l'action, aide la pâte à lever quand il voit que les bulles commencent à pétiller au-dessus de la tête des Géo Trouvetou, rassemble les morceaux des gamins en vrac que j'appelle des pantins sans ficelle, etc.
Il note mentalement que tout le monde semble passionné par les fleurs et qu'il serait judicieux d'apporter un petit bouquet et une ou deux fleurs en pot rapidement, plus une reproduction de tableau, et deux ou trois petites chansons.
Il remarque que la boîte où on doit mettre des perles dans les cases d'un bac à glaçons n'intéresse plus personne mais qu'en revanche, il y en a trois là-bas qui comptent et recomptent les légos de leur construction... Il prend donc la décision de ranger les perles du bac à glaçons et de les remplacer par des perles à compter, enfilées sur des tiges métalliques...
Il voit que la petite Macha qui d'habitude ne dit pas un mot regarde sa poupée droit dans les yeux et lui dit : "Non, non ! Tais-toi !" et se demande s'il ne faudrait pas la solliciter plus souvent, en relation duelle, pendant qu'elle joue dans les coins-jeux et que personne ne l'observe...
Il est très, très occupé à faire son métier, celui pour lequel il devrait être payé : faire lever et prospérer, autour de tous les enfants, un terreau fertile dans lequel ils puiseront les ressources dont ils ont besoin pour grandir, progresser et s'épanouir.
Notes :
1 Céline Alvarez citée dans Télérama n° 3448 du 13 au 19 février 2016
2 Il y a un exemple de ce type de fiches, mais aussi beaucoup d'autres choses, dans Pour une maternelle du XXIe siècle, pages 51 à 53,.