L'École Primaire comme je voulais la raconter
Suite à l'article précédent, sur le blog de Maîtresse Patate, de très nombreux collègues sont venus défendre leur vision actuelle des méthodes actives du début du siècle dernier ; celle élaborée par Célestin Freinet et ses camarades de l'Imprimerie à l’École, renommée plus tard Coopérative de l'Enseignement Laïc n'a pas échappé à la moulinette new age.
Et le moins qu'on puisse dire, c'est que cette réactualisation décomplexée décoiffe votre servante, lectrice assidue de Célestin et Élise (bien sûr qu'elle a existé...) depuis ses 17 ans.
Si, si... Il y en deux qui ont dû faire des sauts de carpe dans leurs tombes... Juste une petite citation, extraite de la 5e réédition de L'École Moderne Française, GUIDE PRATIQUE pour l'organisation matérielle, technique et pédagogique de l'ÉCOLE POPULAIRE1 paru en 1957, aux Éditions Montmorillon, pour remettre les pendules à l'heure. Parlant des Réserves et Jardins d'enfants, qui lui semblaient la solution pour les petits de deux à quatre ans, il disait (p. 24) :
C'est en somme une conception nouvelle, plus rationnelle, des Jardins d'enfants dont Mme Montessori avait lancé l'idée, mais qui, selon nous, étaient d'une conception trop faussement scientifique, trop formelle, qui ne répondait qu'à quelques-uns seulement des besoins fonctionnels des enfants auxquels ils étaient destinés.
Un peu plus loin, à la page suivante, l'attaque est plus frontale :
Là où le milieu ne permet pas les expériences tâtonnées que nécessite l'adaptation de l'enfance aux situations nouvelles, l'éducateur doit se livrer à une gymnastique pédagogique spéciale avec leçons, mimique, tous de passe-passe. Comme le charlatan qui ne veut certes pas laisser faire l'expérience du produit qu'il offre, et qui parle pour escamoter cette expérience2.
Enfin, en conclusion de ce chapitre consacré aux plus jeunes, on lit :
Ce que nous reprochons à ces jardins d'enfants c'est d'être des jardins d'acclimatation plus ou moins opulents qui ne manquent peut-être d'aucun des perfectionnements modernes, mais qui n'en sont pas moins des jardins d'acclimatation.
De plus ces institutions font une part trop exclusive au jeu et négligent l'expérience tâtonnée qui est la première étape du travail. Elles sous-estiment aussi l'importance du milieu naturel si profondément aidant, avec ses animaux, ses plantes, ses travaux.
Et, lorsqu'il évoque les années suivantes, ce qui se rapprocherait de nos classes de MS, GS et CP, après avoir reconnu que le pédagogue qu'il est doit beaucoup aux Montessori et Decroly mais aussi aux maîtresses dévouées qui ont fait leur renom aux écoles maternelles françaises3, Freinet explique, dès la première partie de son exposé (p 28) :
Les méthodes les plus perfectionnées – celle de Mme Montessori par exemple – n'ont pas envisagé la vie de l'enfant dans sa complexité diverse, mais une éducation systématique qui limite le tâtonnement à un certain nombre d'activité bien définies, préparées et prévues à l'avance par l'éducateur. De ce fait l'École maternelle, même chez Mme Montessori, reste un coin de jardin d'acclimatation – un coin moderne, il est vrai – où on a groupé sur l'espace réduit dont on disposait les objets indispensables à un minimum d'activité de l'enfant. L'adulte élimine d'autorité les possibilités de toutes les expériences préliminaires ; il supprime un certain nombre de marches ; il va à ce qu'il suppose être l'essentiel : boutonner et lacer pour savoir mieux s'habiller ; ajuster et comparer formes et couleurs pour aiguiser le sens de la vue et du toucher ; suivre des doigts des rainure rugueuses pour s'initier aux gestes primordiaux de l'écriture.
Mais la réalité de la vie déborde à tout instant ce cadre formel toujours étriqué, comme pour nous rappeler qu'il est vain de vouloir l'asservir à nos méthodes, mais que ce sont celles-ci qui doivent s'enrichir et s'assouplir pour servir et épanouir la vie.
On peut dire que Mme Montessori et les éducatrices françaises ont porté presque à sa perfection l'École maternelle section de jardin d'acclimatation. Nous devons faire un effort encore par-delà cette réalisation pour parvenir jusqu'à la conception d'une école maternelle de vie complexe et de travail.
Alors oui, si la bienveillance est commune, comme elle l'est dans toutes les pédagogies, il me semble, si la mise en activité pratique, sensorielle, montre des similitudes, si le respect de l'enfant, de ses intérêts et de ses capacités est partagé par les deux grands pédagogues, comme par tous les autres pédagogues connus et reconnus, l'esprit en est profondément différent.
D'un côté, nous avons une pédagogie qui se veut scientifique, basée sur l'observation et l'établissement de lois vitales et fondamentales qui gouvernent le développement psychique et intellectuel de l'enfant normal, visant à mettre en place une méthode et un matériel propres à stimuler ce développement, de l'autre un but clairement annoncé : le développement au maximum autonome de la personnalité de l'enfant au sein d'une communauté rationnelle qu'il sert et qui le sert, par le biais du tâtonnement expérimental.
On est à mon avis chez Freinet beaucoup plus proche de Steiner que de Montessori. On est même plus proche de Kergomard qui n'imposait rien avant cinq ans et voulait que l'enfant bénéficie d'un milieu riche et aidant dans lequel il puiserait librement sans jamais prendre de leçons...
Là, je suis bien embêtée parce que la personne qui est venue affirmer cela n'est pas revenue pour expliquer ce qu'elle entendait par là... J'ai juste sa phrase, extraite de son message, toujours chez Maîtresse Patate :
« Donc il faut toujours se questionner, lire et se documenter pour se perfectionner. Bref je suis très contente de ce que permet Montessori et je ne reviendrai pas à la méthode traditionnelle, mais je panache avec des défis style Freinet, et bientôt une classe connectée. »
Je ne peux donc que relire et résumer Freinet à la recherche de ces fameux défis, lancés sans doute par les élèves eux-mêmes, afin de respecter la source du travail enfantin : le tâtonnement expérimental et la recherche autonome de réponses à des questions et intérêts personnels. Nous verrons donc ensemble où et quand apparaissent ces fameux défis dont j'avoue que je ne comprends pas à quoi ils correspondent exactement... Je vous promets que je vais essayer de faire au plus bref !
RÉSERVES ET JARDINS D'ENFANTS : de deux à quatre ans.
- l'éducation véritable se poursuit selon un principe général d'expérience tâtonnée qui prime sur toutes autres méthodes plus ou moins scientifiques.
- les jeunes enfants ont donc besoin d'être dans un milieu riche et « aidant » qu'ils vont prospecter méthodiquement avant de tirer les premières conclusions de leurs expériences, se livrant ainsi à un premier aménagement de leur personnalité.
→ Réserves d'enfants aménagées dans un parc, un jardin public, un espace libre, le plus près possible des centres urbains intéressés.
Oui, oui, on sent l'homme de la campagne, pas très au fait de la réalité urbaine, j'en conviens...
→ L'enfant, pas plus que l'animal sauvage, n'est fait pour vivre enfermé. Le milieu qui lui convient le mieux, c'est la nature :
- Milieu naturel : bois est arbustes, rochers et grottes, petit lac avec plage de sable.
- Milieu naturel cultivé : prés, céréales, arbres fruitiers, légumes, fleurs cultivés sous les yeux des enfants.
- Animaux sauvages vivant en liberté (oiseaux, lapins, lièvres, poissons, ...)
- Animaux d'élevages (vache, chèvre, âne, poules, pigeons, tourterelles)
- Jardin des enfants avec outils appropriés pour remuer librement la terre.
→ Les locaux conçus dans le but de permettre l'expérience tâtonnée.
- Logement des animaux domestiques.
- Salle vivante avec plantes d'appartements, semis en pots, tourterelles, exposition de produits selon la saison
- Salle d'expérience tâtonnée : caisse à sable, petit jeu d'eau et bassin, matériel d'éducation, cubes, disques, jouets, voiture, poupées, ménages4, etc.
- Salle de repos : tapis, sièges, table, organisation pour goûter chaud, lits.
→ Réserve prévue pour une cinquantaine d'enfants, sous la responsabilité d'un couple de travailleurs choisis pour leurs qualités pédagogiques et leurs capacités agricoles, aidés de jardinières d'enfants et d'infirmières.
Freinet, homme de la campagne, avec les familles élargies d'alors, ne voit pas la nécessité d'une scolarisation des moins de quatre ans. Pas de « défis » lancés à ces tout-petits, sauf ceux qu'ils se lancent à eux-mêmes : caresser les lapins, monter une tour de cubes, participer à la fabrication du goûter chaud, suivre le couple d'agriculteurs dans le jardin et ramasser quelques radis, barboter dans le lac aux beaux jours, se reposer quand on est fatigué, faire la dînette aux poupées, se cacher derrière un rocher, ... Du Steiner, quoi, en gros, l'idéologie anthroposophe en moins...
L'ÉCOLE MATERNELLE : de quatre à sept ans.
- Vers quatre ans, l'enfant s'essaie à dominer le milieu. C'est la période de travail qui commence sous deux formes parallèles et complémentaires : le jeu-travail, substitut symbolique du travail-jeu, activité par laquelle l'individu satisfait ses grands besoins physiologiques et psychiques afin d'acquérir la puissance qui lui est indispensable pour accomplir sa destinée.
- Pas plus qu'au stade précédent, nous ne faisons aucune place aux leçons sous quelque forme qu'elles se présentent, même attrayantes. Les locaux, le milieu, les matériaux, le matériel, les techniques et l'organisation générale de l'activité sont pensés en fonction de cette éducation du travail.
→ Locaux et dépendances :
- Milieu « aidant » d'expériences tâtonnées d'une variété et d'une richesse à la mesure de la vie.
- Local spacieux
- Complété d'un milieu naturel avec jardins, eau, plantes et animaux
→ Matériel et technique à l'École Maternelle :
- Milieu naturel : Cultures, élevages, constructions de murs, de barrières, de cabanes et de maisons, de canaux, de moulins à l'extérieur ; sable, graines, plantes et fleurs en pots, petits élevages à l'intérieur.
- Activités mécaniques : outils (marteau, scie, chignole, ..., chariot, trottinette, bicyclette) dont l'enfant se sert en vue d'un but qu'il recherche. L'enfant, sorti de l'époque de l'usage pour l'usage, cherche à réaliser par le travail objets, instruments, jouets utiles à la communauté.
→ Activités intellectuelles : L'enfant entre en contact avec ses semblables, extériorise et formule ses besoins, développe et approfondit la conscience qu'il a des relations entre les éléments et leurs manifestations, domine progressivement la nature par :
- le langage vivant en cours d'activité (soins aux animaux, jardinage, constructions, etc.) : langage spontané et sensible
- le langage élaboré à l'aide de l'éducateur qui, avec la collaboration orale des élèves, concevra et écrira un texte au tableau, le reproduira sur le cahier de vie de la classe, exposé en classe au milieu des réussites matérielles des élèves
- le dessin, création manuelle d'abord, expression ensuite ; lorsqu'il paraît le plus expressif à l'éducateur, il est mis à l'honneur de la reproduction
Eh oui, bienveillant mais... pragmatique. Si l'on veut que l'enfant se dépasse et passe de la période d'aménagement à la période de travail, il faut qu'il connaisse les enjeux et que l'éducateur ne le leurre pas. Un dessin expressif – « et ce n'est pas toujours le plus parfait », souligne Freinet – est privilégié par l'adulte qui, tout en préservant la susceptibilité de chacun par un choix chaque jour différent, juge de la qualité du dessin des enfants.
- l'écriture : l'enfant qui grandit s'intéresse de plus en plus aux pattes de mouches produites par l'adulte. Il les reproduit sur ses dessins, découvre les mots, les lettres. L'intuition lui vient du procédé lui-même de l'expression écrite qui est basée sur la valeur phonétique des signes. Et, en partant de cette valeur des signes, il va enfin écrire à son tour, exprimer sa propre pensée.
Tiens, je croyais que « faire du Freinet », c'était ne surtout pas s'intéresser à la valeur phonétique des signes ? L'écriture alphabétique, extrêmement compliquée, ne pourrait venir qu'après tout un long processus d'acculturation vers l'écrit, basée sur les supports, les inférences, la compréhension des marques grammaticales, et puis aussi la réduction de l'écart entre le langage parlé relâché et le langage écrit figé, les petites particularités orthographiques insurmontables, les poules du couvent couvent, tout ça, tout ça, tout ça...
Notre Célestin qui ne croyait pas aux gourous était moins compliqué que ça, lui : le maître écrit tous les jours devant les minots de 4 à 5 ans, et un jour, entre 5 et 6 ans, les minots prennent possession de cette culture de l'écrit et s'emparent, à leur mesure, du « procédé d'expression écrite qui est basée sur la valeur phonétique des signes ».
Tout le reste n'est que littérature et viendra peu à peu, en son temps, jusqu'au passé simple à la première personne du pluriel et plus, si affinités !
- Polycopie et imprimerie : pour communiquer sa pensée hors de l'atteinte de notre voix, par-delà les barrières de notre école. Amis de l'école, classes correspondantes.
- Lecture : pour relire les écrits de la classe, pour comparer en permanence les mots écrits aux mots parlés, pour comprendre les mots dans les journaux reçus des correspondants, ceux découverts dans les livres et les journaux.
→ Activités artistiques : Les techniques artistiques, pour rester exclusivement instinctives et synthétiques, n'ont pas moins une éminente valeur formative ; elles sont des outils précieux pour la conquête de la puissance par la création et le travail.
« Exclusivement instinctives et synthétiques »... Là, il faudrait convoquer Élise. La pauvre, elle aurait du boulot pour rappeler à tous et apprendre aux plus jeunes ce qu'elle entendait par Art Enfantin... Il n'y a pas que les défis pour défigurer des techniques qui se voulaient empreintes de liberté, de créativité et de confiance. Mais j'ai dit que je faisais au plus court ! Une autre fois, peut-être ?
→ On leur réservera une place importante
- dessin
- illustration de textes
- peinture
- gravure par découpage de carton ou de linoléum
- modelage
- chant
- rythmique
- théâtre
- marionnettes
→ Fichier documentaire : chasse aux images, collées sur des fiches carton, classées par thèmes dans des classeurs dans lesquels on puis ensuite selon les nécessités du travail scolaire.
→ Plans de travail : Quand il y a une grande variété de tâches à accomplir, il est nécessaire de répartir ces tâches. L'éducateur Freinet ne se contentera plus de tout ordonner, heure après heure, de sa propre autorité. C'est en collaboration avec les enfants qu'il établira les plans de travail :
- Plan de travail général pour la semaine : travaux obligatoires à heures fixes, sorties au jardin en fonction du temps, de la saison, de l'horaire général, préparation du texte journalier, tirage des imprimés, ...
- Plans de travail individuels pour une semaine : l'enfant y inscrit les tâches qu'il veut et doit accomplir et dont il surveille lui-même l'exécution
→ Place des leçons : À l'École Maternelle, nous réduirions volontiers à néant tout enseignement plus ou moins didactique. La richesse et la portée éducative du matériel et des techniques que nous préconisons sont les plus sûrs garants des progrès.
À sept ans, l'enfant saura normalement parler et s'exprimer, écrire et lire avec une richesse de vocabulaire plus intuitive peut-être que formelle, mais qui ne sera jamais au-dessous de la moyenne admise dans les écoles. Il alliera sûreté des gestes à la sûreté des jugements et des réactions ; il aura une idée fonctionnelle de ses obligations individuelles et de son rôle social ; il saura se plier à une discipline tout en conservant son allant et son originalité et son pouvoir d'opposition instinctive aux tendances qui lui paraissent nuisibles à cette harmonie.
Cependant, on peut sans trop de dommages greffer certaines disciplines exigées par les programmes scolaires.
- fichiers autocorrectifs d'écriture, de lecture ou de calcul
Et voilà. C'est tout. Il me semblait bien que dans Freinet, canal historique, on ne parlait pas plus de « défis » lancés à je ne sais qui par je ne sais qui au sujet de je ne sais quoi... Pas plus qu'on n'y parle de brevets pour des pitchounets qui n'ont pas encore une seule dent définitive ! D'ailleurs, je ne sais pas si vous avez noté, mais il n'est pas question une seule fois d'évaluer ces petits bouts d'hommes et de femmes...
Remarquez, si on relit Montessori, on ne retrouve pas non plus l'obligation d'avoir un service en porcelaine de Sèvres dans sa classe de TPS/PS/MS/GS ! Elle parle juste d'enfants qui se servent eux-mêmes à boire et apprennent à servir leurs petits camarades...
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Notes :
1 Eh oui, il était communiste, le monsieur ; un vieux truc d'autrefois, lutte des classes, dictature du prolétariat, « la religion, c'est l'opium du peuple », tout ça… Rien que ça, pour Maria Montessori, ça devait faire beaucoup !
2 Souligné par moi.
.3 Reconnaissant ainsi la grande valeur du travail de Pauline Kergomard, fondatrice de l'école maternelle en France.
4 Dînettes, dans le patois de l'époque.