L'École Primaire comme je voulais la raconter
I. De la naissance à cinq ans :
1) Phonologie
« Blllllll… ata, ata, ata… mmmmammma… apffffff… », essaie le bébé dans son transat en contemplant l’air ravi ses deux menottes qu’il agite. Et c’est lorsqu’un enfant, après avoir commencé ces gazouillis comme tous les nourrissons, arrête d’en émettre que le pédiatre soupçonne une surdité.
« Ze m’appelle Dzzzoey, pas Dzoey ! » rectifie le petit garçon de trois ans qui sent bien qu’il existe une différence entre la version de son prénom qu’on lui propose et celle qu’il entend d’habitude mais qu’il n’arrive pas encore à prononcer.
Et lorsque, enfin, entre quatre et cinq ans, quand en classe, la maîtresse chante pour la première fois : « À Paris, à Paris, sur un petit cheval gris… À Toulon, à Toulon, sur un petit cheval blond… À Melun, à Melun, sur un petit cheval brun… », les élèves écoutent avec attention et lorsqu’elle continue : « À Rouen, à Rouen » le chœur continue avec elle : « sur un petit cheval blanc ! »
Avant quatre ans, tous les défauts de prononciation sont normaux, me disait une orthophoniste dans les années 1980. En classe ou à la maison, si le maître ou les parents jouent avec ces sons émis de travers, l’enfant prend facilement conscience de ses erreurs et s’emploie à les corriger. Il suffit généralement d’attendre quelques semaines ou quelques mois pour que l’appareil phonateur se perfectionne, autocontrôlé par l’ouïe.
Et ce sont par les chants et les comptines qu’on complète l’éducation phonologique de l’enfant de moins de cinq ans. On choisit des rimes riches, des assonances ou des allitérations flagrantes. On s’assure de l’exacte prononciation des paires minimales (p/b ; t/d ; f/v ; ch/j ; s/z). On en joue, main posée à plat sur sa gorge pour entendre si « ça vibre ». On se regarde dans la grande glace ou on observe son voisin pour voir comment font nos lèvres lorsqu’on prononce « Pan, pan, petit pompier, pars à Paris ! ». On crée des formulettes, des ritournelles et des virelangues - sans en faire une religion ni barber 80 % de son effectif pendant que Pablo, fils de musicien, et Mona, fille de professeur de lettres, s’éclatent à titiller les muses ! [Quand il n’y a pas que la maîtresse qui se fait plaisir...].
Tous les exercices pratiqués en groupe-classe, visant à affiner l’ouïe (écoute musicale, utilisation d’un instrumentarium rythmique et mélodique, variations d’intensité et de hauteur…) et à focaliser l’attention sur ce qu’on entend (kim sons, jeux d’ordre où les consignes sont remplacées par des bruits, mots proches à mimer[1], …) font que, lorsqu’ils entrent en GS, nos élèves ont déjà acquis intuitivement les compétences auditives nécessaires pour apprendre à écrire en autonomie.
2) Motricité fine
Déjà in utero, le futur bébé réalise l’exploit de porter son pouce à sa bouche, de plier et déplier ses doigts. Pendant sa première année, il passera de l’agrippement de tout ce qui frôle sa paume à la préhension de tous petits objets entre son pouce et son index.
Bien souvent, lorsqu’il entre à l’école, il n’est ni gaucher, ni droitier et essaie tant une main que l’autre. Il paraît que l’explosion de gauchers à laquelle nous assistons depuis quelques années vient des crayons-feutres et de la trop grande envie de bien faire des enseignants de maternelle. Lorsqu’un petit enfant cherche à en ôter le capuchon, il se sert de sa main dominante, plus apte à fournir un effort intense. Il garde ensuite ce bouchon, bien serré dans sa main droite, et se met à crayonner… de la main gauche.
Il paraît aussi que si nous avons de plus en plus d’enfants qui tiennent leurs instruments scripteurs d’une façon aberrante, c’est parce que ceux qu’on donne aux tout-petits sont énormes et qu’ils sont obligés de mobiliser toute leur main pour s’assurer d’une préhension correcte. C’est un peu comme si on nous faisait écrire, nous adultes, avec un crayon au diamètre de manche de pioche !
Une fois ces deux problèmes réglés, par l’achat dans les classes de Petits et de Moyens, de feutres de diamètre raisonnable et par l’apprentissage patient des règles d’utilisation (capuchon sur la table ou fixé à l’autre bout du crayon), que doit-on faire pour qu’un enfant arrive en Grande Section capable d’apprendre à écrire (en écriture cursive, il vaut mieux le préciser), sachant qu’il ne saurait être question qu’on l’oblige à écrire avant cette date ?
Il faut le faire… pra… ti… quer ! C’est en forgeant qu’on devient forgeron et c’est en se servant de ses dix doigts qu’on les dégourdit et les rend efficaces.
Tous les jours, du début de la Petite Section à la fin de la Moyenne Section[2], dessin ! Libre mais contrôlé. Sans modèle, ou alors esquissé puis vite effacé. De plus en plus représentatif, de plus en plus précis, de plus en plus fignolé. Cela évolue tout naturellement du gribouillis du tout-petit, crayon tenu à pleine main, à la scène construite, inspirée du dernier conte lu en classe, où le petit faon boit dans le ruisseau au milieu des arbres de la forêt pendant que sa sœur, impuissante, pleure en lui mettant son collier…
Cette évolution sera d’autant plus facile que les travaux manuels sont présents, chaque jour de classe, de la patouille libre à l’exercice raisonné et appliqué de la peinture, du modelage, du découpage, du pliage, du piquage, du tressage, du tissage, de la couture et j’en oublie certainement.
La pratique du dessin par l’adulte, esquissé au tableau, expliqué geste par geste, soigneusement colorié, en utilisant les couleurs naturelles des objets, favorisera la prise de conscience par l’enfant de la puissance communicative qu’il détient et dont il va peu à peu s’emparer. Au début, ce seront des « Pffff…. a- gueuh, a-gueuh… tatatatata… » graphiques, des gammes de petits ronds, de points, de traits… Puis, il passera aux « Dzzzzoey… je vas à l'iiiicole… broche à dents… » où des patates maladroites représentent des bonshommes, des chiens, des chats, des maisons et des voitures pendant que des plumeaux plus ou moins déplumés représentent des arbres, avant d’atteindre le niveau souhaité pour apprendre facilement le geste d’écriture.
Alors apparaîtront sur ses dessins des files de boucles symbolisant la fumée qui sort des cheminées, des petits ponts qui décoreront d’un feston la robe de la princesse, des créneaux de château-fort, des piques, des vagues, des spirales, des cercles presque parfaits… Le crayon sera tenu à trois doigts, entre la pulpe du pouce et l'articulation de la troisième phalange du majeur, l’index reposant souplement au-dessus et exerçant une pression plus ou moins appuyée selon l’inflexion qu’il voudra exercer sur la pointe[3].
3) Désignation
« Maîtresse, t’as vu mon tee-shirt ? Y’a écrit Ma… tté… oooo ! », s’exclame le petit élève de trois ans en montrant du bout de l’index l’inscription « Souvenir du Mont Saint Michel » sur le beau tee-shirt que sa mamie lui a rapporté de voyage.
Voilà. Nous avons fini. Mattéo a acquis les compétences nécessaires pour entrer en GS. Il sait « à quoi ça sert de lire », comme disent les méthodes de lecture qui commencent l’année de CP par quinze jours à trois semaines de mise en bouche avant d’entrer dans le vif du sujet, décourageant ainsi tous les Mattéo de la terre qui savent depuis bien longtemps, sans avoir besoin de les répertorier sur un tableau, toutes les possibilités que leur ouvrira le fait de savoir lire et écrire ! Comme dirait la chèvre de Monsieur Seguin, c’est bon pour l’âne et le bœuf de brouter l’herbe du clos, brin à brin. Les enfants, il leur faut du large !
Les supports de l’écrit, la langue écrite, la dictée à l’adulte, les répertoires de mots, tout cela, entre deux et cinq ans (avant même, comme disait J. Foucambert, puisque, dès la naissance, nos enfants sont plongés dans un monde regorgeant d’écrit), on explore, on constate, on voit, on utilise, toujours par le biais d’un médiateur, parent ou enseignant. L’erreur, comme souvent, c’est de barber 95 % de l’effectif[4] en en faisant trop, en couvrant les murs de la classe d’écrits créés par l’adulte, pour l’adulte, en direction des adultes.
Les enfants, eux, ont besoin de beaucoup moins pour découvrir intuitivement la puissance de l’écriture.
Il leur suffit d’un dessin qu’ils font puis qu’ils commentent à l’adulte. Celui-ci transcrit mot à mot leurs paroles sur leur dessin, en écriture cursive, parce que c’est l’écriture employée chez nous pour écrire à la main : «le soleil… un oiseau… un écureuil… un monsieur… ».
Le samedi, lorsqu’ils apportent à la maison leur porte-vue pour montrer à sa famille les dessins de la semaine, c’est fièrement qu’ils montrent qu’ils ont compris le pouvoir de communication de l’écrit : « Regarde, là, c’est écrit le soleil et là… l’oiseau… et là, encore… l’écureuil… le bonhomme… ».
Peu importe que ce ne soient pas tout à fait les mots qui sont écrits sur la feuille. Évidemment, c’est mieux si quelqu’un rectifie et explique mais sinon, ce n’est pas grave. Nous n’en sommes pas à apprendre à lire mais à apprendre qu’avec des petits gribouillis qui ne ressemblent à rien de connu, les adultes, les grands frères et sœurs communiquent entre eux et se comprennent comme nous nous comprenons lorsque nous bavardons ensemble.
Alors, que les mots oiseau, écureuil, monsieur, femme ou moyen soient indéchiffrables lettre à lettre par un débutant, tout le monde s’en fiche ! Et Pierre-Chrysostome a autant le droit que Léa ou Ali d’avoir son prénom écrit sur son casier, le pauvre.
L’important est que tout le monde sache, en sortant de Moyenne Section que les petits gribouillis noirs que les lecteurs s’échangent, qu’ils contemplent en silence pendant de longs moments, qu’ils regardent pour nous dire : « Il était une fois, dans un lointain royaume, … » ou « Maintenant, il faut casser deux œufs et les mélanger à la farine » ou encore « Tiens, mardi, vous allez au théâtre ? Tu ne me l’avais pas dit, ça ! », ont le pouvoir magique de véhiculer des mots silencieux, de servir pour désigner les choses, les personnes, les animaux, les actions, les qualifier, les relier et tout ce qui s’ensuit.
Le reste, la lecture et l’écriture, le déchiffrage lettre à lettre, viendront après, lorsque tous nos petits auront acquis la capacité de remplacer la réalité par un symbole et de conserver en mémoire ce symbole en lui attribuant toujours la même réalité.
4) Symbolisation
" Le panneau, là, c’est écrit interdit ! Et là, celui-là, c’est pour dire Vous tournez comme la flèche… Et là, le gros rond, c’est quoi ?
- Ça, c’est mon porte-manteau, il y a ma cerise. Et là, c’est celui d’Ilyès, avec le soleil ! Et maison, c'est… Kenzo !
- C’est là qu’on range les jouets de la maison, dans la caisse où il y a l’étiquette où il y a le rectangle comme les maisons où on habite… Et là, le rond, c’est pour les tétines dans les petits sacs…
- Nous allons installer le parcours ensemble : je place les étiquettes dans l’ordre et vous me direz quels obstacles chacune d’elles représente… Un banc !... trois cerceaux !... des balises pour le slalom !... le tunnel !...
- Maîtresse, je sais : d’abord les tambourins joueront tout doucement et très vite, puis après, quand tu nous montreras à l’étiquette, on rajoutera les triangles, un seul coup, très fort et ensuite, les claves, des grands coups, très forts et très lents !
- Aujourd’hui, à l’école, c’était rigolo parce qu’il fallait ranger tous les objets bleus dans le cerceau marqué d’un rond rouge, tous les objets verts dans le cerceau marqué d’un rond jaune, tous les objets orange dans le cerceau marqué d’un rond violet ! Il fallait faire très attention, hein… Mais quand on ne se rappelait plus, on pouvait aller regarder le dictionnaire que la maîtresse avait affiché.
- Quand on voit le serpent, on doit dire Ssssssss ! Quand on voit la fusée, on doit dire Fffffff ! Et quand on voit le perroquet, il faut faire P ! P ! P ! en ouvrant les poings comme ça, comme si on faisait exPloser des Pétards ! "
Symbolisation : acquise. Passent en GS ! J ! À eux les chiffres et les lettres !
5) Vocabulaire et maîtrise de la langue
À quoi ça sert de lire et écrire ?
À pouvoir, seul, s’informer, communiquer, comprendre, se distraire, rechercher, découvrir l’insoupçonnable, …, grâce à la mémorisation d’un code simple et économique, réutilisable à l’infini.
Et quand on a préparé tous les outils qui permettront la compréhension, la mémorisation et l’utilisation du code, on a fini, alors ?
Non, il manque l’essentiel : l’envie d’utiliser.
Et cette envie naîtra de la maîtrise de l’oral. Celui qu’on produit et celui qu’on écoute. Plus on accumulera de mots, de structures, de références culturelles, et plus l’utilisation du code procurera de satisfactions immédiates activant l’envie d’aller plus loin et de continuer sur le chemin.
Alors, avant cinq ans, quand on n’a pas encore accès à ce code ?
C’est tout bête : enrichir le lexique par l’action commentée, le jeu accompagné, l’observation collective d’objets, de plantes, d’animaux, d’illustrations, les comptines, les chants appris par cœur, les contes, les récits, les histoires lues par le maître et expliquées, commentées, jouées, mimées. Plus il y en aura et mieux ce sera. Un seul album, lu et commenté pendant trois semaines, apprend forcément moins de vocabulaire et de structures, que cinq ou six parcourus pendant la même période.
Mais en 24 malheureuses heures de classe, dont 4 heures ou 4 heures 30 de récréation [Grâce aux cinq matinées de classe, nous allons avoir 30 minutes de récréation par semaine en plus], avec parfois 30 élèves par classe, comment fait-on pour faire tout cela ?
On milite auprès des familles[5] pour qu’elles nous aident à obtenir les postes nécessaires pour qu’aucune classe maternelle ne dépasse 20 à 25 élèves !
On redécouvre le pouvoir du groupe-classe en apprenant à nos petits élèves à venir à l’école pour faire tous ensemble !
Plus d’accueil éparpillé en entrant en classe mais un regroupement autour de la maîtresse pour raconter et écouter les petites histoires de chacun.
Plus d’ateliers tournants qui monopolisent l’attention de l’adulte sur quatre à six enfants pendant que les autres vaquent à de l’occupationnel mais une classe-atelier qui tourne seule sur des activités de stimulation lexicale et motrice et permet ainsi au maître d’échanger avec les uns et les autres, seuls ou à plusieurs, sur leurs dessins, leurs créations manuelles, leurs jeux d’imitation ou de construction.
Des activités motrices vécues en groupe-classe et non pas encore sur le principe de l’atelier en autonomie afin de solliciter l’écoute, l’échange langagier construit, l’acquisition d’un lexique précis.
Enfin, de nombreux regroupements journaliers autour du chant, de l’écoute musicale, du dialogue autour des contes et récits apportés par le maître, de l’observation de tout ce qui s’observe et se comprend.
Pour lire le reste de l'article :
Apprendre à lire, c'est vraiment simple (2)
Apprendre à lire, c'est vraiment simple (3) !
Apprendre à lire, c'est vraiment simple (4) !
Apprendre à lire, c'est vraiment simple (5) !
Apprendre à lire, c'est vraiment simple (6)
Notes :
[1] faim/vin ; vache/fâche ; ville/file…
[2] de la Grande Section et du CP aussi, mais ce sera le propos d’un autre chapitre…
[3] Pour plus de renseignements, consulter l’excellent site de ma copine Laurence : http://ecritureparis.webnode.fr/
[4] Et d’envoyer sur une fausse-piste les 5% restants (qui deviendront bien plus nombreux l’année d’après en GS) en leur faisant croire que pour apprendre à lire et à écrire, ils vont être obligés d’apprendre par cœur ou d’inventer tous les mots de tous les dictionnaires alors que c’est beaucoup plus simple !
[5] Et de nos syndicats, dont certains sont plus friands de maîtres-en-surnombre (c’est bien ce que cela veut dire surnuméraires, non ?) et de classes-d’âge-retirées-à-l’Éducation-Nationale (les classes passerelles cogérées pour les tout-petits) que de réels postes budgétaires confiés à des Professeurs des Écoles formés !