L'École Primaire comme je voulais la raconter
Merci à Sophie Borgnet pour son facilitateur visuel de compréhension !
L'École Primaire accueille des enfants âgés de deux à trois ans sachant parfois à peine bredouiller quelques mots ; elle les envoie, quelques huit à neuf années plus tard, sur les bancs du collège.
Nous avons vu récemment que, jusqu'aux années 1990 environ, ces presque collégiens employaient correctement1 tant à l'oral qu'à l'écrit de très nombreuses2 formes verbales, apprises sur les bancs de l'école. La question se pose alors : comment faisait cette école pour accomplir cet exploit renouvelé année après année, en tout point du territoire, pour l'immense majorité des individus qui l'avaient fréquentée, quelle que soit leur origine ?
C'est à la fois très simple et très complexe. Simple à comprendre et à mettre en œuvre car les activités, exercices, leçons et traces écrites sont basiques ; plus complexe à saisir et à appliquer au quotidien, car il s'agit d'un changement d'attitude de l'adulte, d'une façon différente de comprendre à la fois son rôle et le rôle de l'École.
D'abord, il faut comprendre que rien ne pousse sur un terrain qui n'aurait pas été préparé au préalable. C'est donc longtemps avant les premières leçons à apprendre que commence notre travail d'enseignant. Et comme rien ne pousse du jour au lendemain, sans soins ni alimentation, ce n'est que par des efforts quotidiens des enseignants, venus là dans le but d'apprendre à leurs élèves à s'exprimer par oral d'abord mais aussi par écrit, que la conjugaison vient aux enfants.
Ensuite, il faut savoir que ce n'est pas en pesant l'oie tous les jours qu'on la fera grossir plus vite. Rien ne sert d'évaluer si nous n'avons pas enseigné3 avant.
Enfin, ce n'est pas en réduisant chaque jour de moitié la portion d'eau et d'avoine de son âne que l'ânier du conte a réussi à terme une excellente opération économique. Nous devons croire en l'enfance et en ses immenses capacités cognitives et mnésiques et lui donner à apprendre en suffisance si nous voulons qu'un jour il nous rende au centuple ce que nous lui avons donné.
La mission de l'École est de donner à tous les enfants que la société lui confie tout ce qui plus tard, au collège d'abord, mais dans la vie ensuite, pourra leur être d'une quelconque utilité. La compréhension fine d'un discours entendu ou d'un texte lu en fait partie, comme la capacité à s'exprimer clairement dans une langue correcte tant à l'oral qu'à l'écrit, orthographe comprise, bien entendu. Cela sous-entend donc, pour l'enseignement qui nous occupe, que l'École ne peut pas se dispenser d'enseigner tel temps, tel mode, tel verbe sous prétexte qu'il est peu utilisé, inutile à ce stade de la scolarité ou en décrétant que son usage est tombé en désuétude. Tout au plus peut-elle, dans la tranche d'âge qui nous préoccupe, se contenter de n'avoir atteint que le degré le plus bas dans la connaissance de certains temps peu employés dans la littérature destinée aux jeunes lecteurs4.
Une fois ces métamorphoses accomplies, tout enseignant de Primaire sera prêt à mener à bien l'apprentissage efficace de la conjugaison dans la classe qu'il se verra confier, de la TPS au CM2.
L'enfant de deux ou trois ans qui arrive à l'école maternelle a le plus souvent un vocabulaire encore très limité, il comprend peu de choses, en dit encore moins, n'a pas encore vraiment d'appréciation du temps et ne soutient son attention auditive que dans des circonstances très particulières5 et pour des laps de temps très brefs.
Lorsqu'il sortira de Grande Section, il devra comprendre une langue riche, choisie, apprécier des variations de sens fines6, employer lui-même à l'oral des formes verbales correctes, conjuguées aux temps et modes qui conviennent, de façon à se faire comprendre de tous, situer les événements dans le temps et les uns par rapport aux autres, être attentif aux régularités sonores et commencer à savoir en parler.
Passer, en trois ou quatre années scolaires, de « Moi fort, arriv' couper, arriv', arriv' ! »7 à un enfant qui dialogue avec ses pairs, écoute en la comprenant une fable du répertoire classique, commence à utiliser sans se tromper la première personne du pluriel, le conditionnel présent et, sans trop d'erreurs, des participes passés de verbes du troisième groupe et des passés simples8, cela tient du miracle !
Ce miracle est relativement facile à obtenir si les enseignants des classes successives gardent présents à l'esprit quelques règles simples, quelques exercices faciles à mettre en œuvre, quelques activités collectives à programmer régulièrement et s'ils ne se laissent pas envahir par le doute d'une programmation à très long terme, sans progression définie qui se déroulerait d'activité en activité, sans possibilité d'évaluation normative à dates fixes, sans autres garde-fous que la confiance en l'enfance, l'assurance de voir forcément ses élèves se développer dans tous les domaines, langage oral compris, si les occasions qu'on leur donne sont basées à partir de leurs intérêts et capacités, quotidiennement.
L'enfant vient à l'école maternelle pour améliorer son langage, tant au point du vue du vocabulaire que de la syntaxe. En trois à quatre ans, dans le domaine de la conjugaison, il va donc devoir apprendre des centaines de verbes nouveaux dont il mémorisera le sens et les formes variées, au moins au présent, au futur, au passé composé et au présent de l'impératif mais aussi sans doute, avec plus ou moins de bonheur à l'imparfait, au passé simple, au futur antérieur, au plus-que-parfait, au présent et au passé du subjonctif et du conditionnel9.
Le rôle de l'enseignant est simple :
- favoriser cette parole au quotidien en étant attentif à tous et à tout,
- offrir un milieu riche, varié, ouvert qui rendra nécessaire l'emploi de verbes toujours plus nombreux,
- employer lui-même, sans affectation mais avec constance, des formes verbales correctes, des pronoms personnels variés10 des phrases bien tournées, un vocabulaire large et choisi.
Cette expression claire et cette capacité à participer au dialogue que le maître dirige sera cultivée jour après jour.
Cet enrichissement du lexique, né du quotidien de la classe dans toutes ses activités, ne saurait cependant suffire à pourvoir nos élèves d'un vocabulaire suffisant à une scolarité riche et féconde s'il n'était complété depuis les premiers jours de TPS jusqu'aux derniers de GS d'une éducation à l'écoute active d'une langue plus élaborée qu'ils ne parleront pas forcément mais qu'ils comprendront déjà.
Cela fera l'objet du chapitre suivant : L'écoute active.
Déjà publiés :
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (2)
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (3)
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (4)
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (5)
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (6)
Apprendre à conjuguer de deux à onze ans (7)
Notes :
1 Temps et modes choisis ET orthographe.
2 Calculez vous-mêmes : huit temps de l'indicatif, deux de l'impératif, les participes, deux temps du conditionnel, deux temps du subjonctif pour les verbes du 1er et 2e groupes, les verbes être et avoir ainsi que 21 verbes du 3e groupe, avec tous leurs dérivés.
3 En revanche, nous auto-évaluer sur les contenus que nous transmettons réellement, les méthodes que nous choisissons, l'attitude que nous avons a face à nos élèves, ça oui, c'est indispensable : chaque jour, chaque heure, chaque instant.
4 Subjonctif imparfait et plus-que-parfait, conditionnel passé 2e forme.
5 Échanges duels en situation rapprochée.
6 Si j'ai le temps, je vous lirai la fin de l'histoire versus Si j'avais le temps, je vous lirais la fin de l'histoire ou encore Quand tu auras enfilé ton blouson, tu nous rejoindras dans le jardin versus Quand tu nous auras rejoints dans le jardin, tu enfileras ton blouson.
7 Qui a dit qu'un enfant avait besoin de colorier les cases d'un cahier de réussites pour prendre conscience de ses capacités ?… Mais je dévie et on va encore m'accuser d'être verbeuse.
8 Si les il est viendu, ils sontaient et autre j'ai prendu du début de la MS doivent avoir disparu, subsistent encore en revanche quelques la maîtresse nous a li, il a mouru et de nombreux ils disèrent, il faisa, je comprenus.
9 Passé 1ere forme, bien sûr !
10 Il veille à employer « nous » plutôt que « on », utilise « vous » plutôt que nous lorsque l'activité concerne les élèves et non la classe, lui compris, utilise « je » que les plus petits ignorent le plus souvent possible, ainsi que « elle » et « elles » que les élèves remplacent souvent par « y « (pour « ils »). C'est ainsi que, quel que soit le milieu d'origine des enfants, dès la moitié de l'année de PS, il les entendra dire : « Maître ce sont des feutres fins qu'il faut utiliser ? » ou encore « Et ensuite nous irons à la gymnastique, maître. »
11 Comptage des présents et des absents, lecture et écriture de la date, des prénoms, consignes données pour cinq ou six ateliers différents, etc.
12 Voir, si ce n'est déjà fait, cette excellente conférence de Pierre Péroz, déjà citée ici : http://www.cndp.fr/crdp-reims/ressources/conferences/peroz/peroz.htm
13 Une jeune collègue me racontait qu'une formatrice leur conseillait d'employer une méthode directement inspirée de la méthode Assimil qui consistait à faire répéter inlassablement à ses petits élèves l'un après l'autre : « Je mets une assiette sur la table. Je mets une assiette sur la table. » Cette histoire se passait en France, au XXIe siècle, pas au fin fond d'une contrée à coloniser à l'époque de Jules Ferry !
14 Voir Maria Montessori, Pédagogie scientifique, tome 1, La maison des enfants, et particulièrement les chapitres L'AMBIANCE et L'HOMME ROUGE ET L'HOMME BLANC.
15 ...orales, bien sûr !
16 Ce que nos tout-petits font intuitivement depuis déjà bien longtemps en employant ils sontaient pour ils étaient, il metta pour il mit ou je courirai pour je courrai.
17 Ce qui est déjà passé, ce qui se passe à présent, ce qui se passera dans le futur.
18 Nous avons déjà cité l'éducation motrice mais nous pouvons ajouter les arts, la découverte de l'écrit, les activités de structurations mathématiques, l'expérimentation de techniques…