L'École Primaire comme je voulais la raconter
Le redoublement, c'est le mal. Tout le monde le sait. Un enfant qui redouble est un enfant perdu, c'est bien connu.
Vous aurez beau présenter des dizaines d'adolescents, d'adultes, de personnes âgées qui ont non seulement survécu à cette honte mais ont en plus transformé l'essai et réussi à acquérir une culture convenant tout à fait à l'exercice d'une vie d'adulte complète, citoyenne, riche, efficace et tout et tout, personne ne vous croira. On préfère dire que cet ancien enfant a lamentablement raté sa vie et erre d'échec en gamelle, gardant au front les stigmates de ce CP, ce CM1, cette Troisième ou cette Terminale refaits "à l'identique" qui l'ont à jamais coupé du monde des élites qui, elles, n'ont jamais redoublé.
Vous aurez beau aussi présenter les dizaines d'enfants, de préadolescents et d'adolescents complètement "dénarcissisés", rendus parfois phobiques ou agressifs par une, deux, trois, dix années d'échec scolaire de plus en plus profond, de plus en plus complet, rien n'y fera. Peine perdue d'essayer d'expliquer que ces enfants, on les aurait sauvés si, au bon moment, on leur avait donné une année supplémentaire pour se poser, grandir, faire un petit retour sur apprentissages, assurer la compréhension de notions encore trop mal intégrées pour pouvoir être mémorisées sans effort.
Enfin, peine perdue, pas si sûr, finalement... Parce que... à bien y regarder... il y a ce décalage d'une demie à une année... qui retire désormais à la Grande Section son rôle de section-charnière. C'est quand même un rôle qu'elle a rempli de l'année 1882 à l'année 2008, année où elle a disparu des écrans radars du Cycle des Apprentissages Fondamentaux... Étonnant que, tout à coup, on rétrograde ses élèves au stade des apprentissages premiers, comme ça, sans qu'on sache trop pourquoi...
D'autant plus étonnant que ce décalage se voit véhémentement réaffirmé en cette année 2015, malgré la très mauvaise réputation des programmes 2008... Pensez donc, des programmes que la profession n'avait pas demandés et qui firent disparaître les programmes de 2002, réputés excellents. Des programmes de 2002 qui, soit dit en passant, affirmaient quant à eux que les élèves de GS passaient en cours d'année du Cycle 1 au Cycle 2... Bizarre, quand même, non ?
Au même moment, il y a eu une tentative de plus de faire passer l'interdit absolu du redoublement. On l'a assortie, pour faire bonne mesure, d'un essai d'interdiction des notes chiffrées, peut-être parce qu'elles donnent une image trop directement visible de l'échec. Tentatives toutes deux avortées car rejetées par une opinion publique décidément encore bien trop attachée à la valeur "mesurable" de son instruction publique.
Et là... comment faire ?... Au cycle 1, c'est réglé. Trois années, de trois à six ans, sans échec, sans redoublement possible par la grâce du PES, du PAI ou du PAP, rajouté récemment à l'artillerie lourde du handicap, qui permettent tous trois d'éviter d'entretenir des structures coûteuses où l'on accompagnerait au plus près la grande et la très grande difficulté.
Puis... le cycle 2, réduit depuis 2008 à deux années scolaires, aux objectifs simples et clairs... À l'issue de ce cycle, les élèves étaient alors encore censés savoir lire, écrire, compter et calculer... Les fondamentaux, quoi... On y ajoutait un petit vernis de repérage dans le temps qui passe et l'espace où on vit, quelques petits jalons dans le monde du vivant et de la matière, des chants, des comptines, quelques textes courts ainsi que quelques repères dans le monde des arts... Les bambins qui en sortaient avaient entre 7 ans et demi et 8 ans et demi...
Seulement voilà... pour tout un tas d'excellentes raisons que je n'aurai pas l'outrecuidance de développer... malgré le décalage d'un à deux ans dans les apprentissages par rapport aux années d'avant l'invention des cycles... il y avait encore ces élèves en échec... qui ne devaient surtout pas donner l'idée qu'il fallait qu'ils... prennent leur temps... approfondissent... assurent la compréhension de certaines notions... reprennent "à l'identique"... redoublent, quoi !
Et là, bingo ! L'idée de génie ! Encore plus fort que le tour de passe-passe de 2008 qui, finalement, n'avait pas changé grand-chose, la botte secrète de 2015 ! Désormais la norme sera l'enfant nouveau ! Il aura le droit, que dis-je le droit... le devoir d'attendre d'avoir entre 8 ans et demi et 9 ans et demi pour savoir lire, écrire, compter et calculer... les fondamentaux, quoi... auxquels on ajoutera le petit vernis de repérage dans le temps et l'espace, les quelques jalons dans le monde du vivant, de la matière et dans le domaine des arts. La lecture de quelques petits albums, deux ou trois comptines en anglais, quelques jeux sur la tablette numérique, comme à la maison.
L'air de rien, tout uniment, c'est une année de retard généralisée pour toutes les cohortes d'enfants nés à partir du 1er janvier 2008 qui est ainsi programmée !
Eh oui, parce que, si j'ai bien compris, ceux qui entreront au CE2 en septembre 2016 y auront droit aussi... Pas de cycle 3 pour eux... Pas d'histoire, pas de géographie, pas de sciences et techniques... Plus vraiment de grammaire et de conjugaison... il leur faudra même oublier ce qu'ils ont appris de septembre 2015 à juin 2016 dans leur CE1 mouture 2008...
Quant aux autres, les suivants, ceux qui entreront au CP ou au CE1 en septembre 2016, il faudra se débrouiller pour qu'ils n'aillent pas trop vite afin qu'ils n'aient pas l'impression qu'on se fiche d'eux et que, injure suprême, on les prend pour des bébés !
Pas simple de ne pas les ennuyer quand, à 9 ans passés, on leur demandera de refaire pour la cinquième ou sixième fois de leur scolarité la frise chronologique de leur journée, leur arbre généalogique jusqu'à leurs papys-mamies, les dents qui sont vivantes et qu'il faut penser à brosser et les objets qui flottent ou qui coulent ?
Mais ça, qu'ils s'ennuient, on s'en fiche, c'est dans leur intérêt après tout. Régler une fois pour toute la question de l'échec scolaire, c'est très simple... Il suffit de retarder tous les apprentissages d'une à deux années !
Au diable les vieilles institutrices qui déclaraient que leurs élèves de CP savaient tous lire à Noël, ce sont des menteuses affabulatrices qui dressaient leur chiourme à grands coups de baguette ! Au diable, les instituteurs qui produisaient les journaux scolaires de leurs bambins de Grande-Section-CP, c'étaient de pauvres parias obligés d'inventer ces résultats pour satisfaire leurs inspecteurs primaires !
Et maintenant, au diable les professeurs des écoles qui disent que leurs élèves de GS écrivent en cursive et lisent des mots simples, qu'au CP, ils lisent tous couramment dans le courant du deuxième trimestre, qu'au CE1, ils peuvent écrire ce fameux texte d'une demi-page qu'on va désormais réclamer à des enfants ayant encore un an de plus, ce sont des rétrogrades qui... seraient prêts à faire redoubler un enfant de temps en temps !
Les modernes, les innovants, les progressistes, les gentils, pour tout dire, s'apprêtent quant à eux à faire prendre une année de retard à tous les enfants avant le CE2. Ils s'apprêtent à tellement diminuer les exigences que les élèves quittant la Sixième en 2019 auront tout au plus le niveau qu'avaient, quand elles existaient encore, les élèves qui entraient en Sixième de Transition !
Pas étonnant qu'avec une telle impréparation en amont, ils ne voient pas l'intérêt de continuer à tenter d'enseigner le grec, le latin, l'allemand, l'italien, le chinois, l'arabe, le breton, l'occitan et j'en oublie certainement...
Une école au rabais pour élèves rabaissés, voilà ce qu'ils nous proposent !