• Six ans pour apprendre à lire

    Six ans pour apprendre à lire 

    Dessin de Xavier Laroche, illustrateur et berger en Drôme Provençale

    Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans (d’ancienneté) ne peuvent pas connaître.

    L’histoire se passe dans une école maternelle… ou dans deux… ou dans dix… ou dans mille. C’était à l’époque reculée où personne ne se prenait encore la tête avec l’apprentissage de la lecture et ses prémices.

    Nous étions à l’époque de Noël[1]. Les catalogues de jouets avaient envahi la classe et les enfants de deux à cinq ans et demi découpaillaient allègrement dedans, des petites étoiles plein les yeux. Ils collaient ensuite avec plus ou moins de soin sur des grandes feuilles de papier le résultat de leur moisson du jour.

    Or il advint qu’un matin, un petit Emmanuel et une petite Hélène, cousins germains, enfants de paysans tout ce qu’il y a de plus simples, ne découpèrent pas de jouets.

    Emmanuel, quatre ans, découpa résolument une série de quatre lettres majuscules au tracé arrondi en disant : « C’est ça que je veux que le Père Noël m’apporte ! »

    Hélène, cinq ans, ne voulut pas se laisser démonter par l’avancée technique que son cousin venait de découvrir, d’autant que celui-ci continuait avec une autre série de lettres, minuscules scriptes cette fois, au tracé tout rondouillard et sympathique. Elle se jeta sur un autre catalogue et se précipita sur ces belles lettres roses un peu renflées en criant : « Et moi, c'est ça que je veux ! »

    Les enfants continuèrent un moment à découper puis passèrent à autre chose.

    La maîtresse, qui venait d’entendre une conférence de l’amie des enfants, récupéra d’autres catalogues, alimentaires ceux-là, et y découpa quelques logos bien connus, allant de la pâte à tartiner chocolatée aux œufs surprises en passant par les pâtes oui mais des … et la célèbre boisson à bulles que les USA importèrent chez nous par les mains de leurs GI…

    Le lendemain, elle les déposa sur la table au milieu de ses élèves de quatre à six ans. Les plus jeunes jouaient tranquillement pendant ce temps et aucun ne vint pointer son nez dans ce qui ne s’appelait pas encore un atelier de découverte de l’écrit mais tout simplement une séance de langage oral. Tous les élèves participèrent avec beaucoup d’enthousiasme à l’expérience de toutes leurs capacités discriminatives d’analphabètes…

    - Ça, c’est les pâtes Oui ! Là, y’a écrit Oui-mais-des-Pan-za-ni.

    - Et là, c’est Coca Cola. Moi j’aime ça, j’en bois. Y'a écrit Co-ca-co-la !

    - Et ça, c’est du Mitella ! Et ça, Nuksônoisette. La maman de Nadège, elle en vend des Nuksônoisette. Ma mamie, elle m’en a acheté l’autre jour.

    - Chez Lucien, y’a du Mitella

    - On dit pas Mi-tella, on dit Nu-tella ! Hein maîtresse qu’on dit Nu-tella ? Pffff, y sait pas parler, lui.

    - Ah bon ? À la télé, y disent Mi-tella, pourtant…

    L’activité était finie, les élèves s’égaillèrent aux coins-jeux…

    Le lendemain, pour les plus grands, ceux de Grande Section, la maîtresse avait prévu une fiche polycopiée, avec la machine à alcool. Les logos des jouets y étaient reproduits à l’encre violette, décalqués par ses soins. Ils étaient accompagnés de quelques petits schémas représentant l’un une des célèbres briques danoises, l’autre, ce charmant petit personnage en tunique raide comme la justice à la coupe au bol si seyante, le troisième, cette délicieuse vamp évaporée aux formes avantageuses et le dernier ces barres de métal trouées avec leurs petits boulons microscopiques. Réussite totale des élèves.

    Le jour d’après, dernier essai. Cette fois, les mots LEGO, Barbie, playmobil, MECCANO étaient écrits à la main, dépouillés de leurs particularités. À nouveau, réussite totale.

    On laissa tomber le jeu et on passa à des choses plus importantes dans la vie d’un enfant de quatre à six ans… Et il y en a tellement ! Apprendre à tenir un crayon, à faire du vélo sans roulettes, à chanter Mon Beau Sapin en chœur avec les copains, à ne plus prononcer saussures, saussettes et socolat, à lancer une balle dans la boîte en carton placée au centre de la classe, à enrouler de la laine autour d’une couronne de carton pour faire un pompon, à se passionner pour les aventures de Boucle d’Or et des Trois Ours ou celle de Michka le Petit Ours, c’est quand même bien plus utile dans la vie qu’être capable d’associer une suite de signes cabalistiques qu’on a vue des centaines de fois avec un nom de marque qu’on nous a cornée aux oreilles à chaque fois qu’on voulait regarder les dessins animés à la télévision, non ?

    L’année d’après, une petite Camille, qui était la plus jeune de la bande des « quatre ans » de l’année d’avant observait avec attention le paquet de cigarettes de la maîtresse[2]… Du haut des presque cinq ans désormais, elle lança, suivant du doigt les lettres qu’elle « lisait » :

    - Ça, c’est un C (prononcer Keuh) comme dans CCCamille. Et là, il y a écrit « CCClopes » !

    On lui expliqua que oui, en effet, cette lettre se prononçait [k] comme dans Camille, mais que c’était Camel qu’il y avait écrit et non clopes… Et on passa à autre chose. Il y a tellement de choses plus importantes à cinq ans que d’apprendre à déchiffrer lettre après lettre Camel ou Marlboro sur des paquets de cigarettes.

    Camille continua à apprendre à écrire en écriture cursive avec tous ses petits copains de GS et à lire les mots qu’elle écrivait grâce à ces lettres. De temps en temps, à l’école ou à la maison, elle s’entraînait à déchiffrer quelques lettres ou quelques mots. Comme elle aimait beaucoup les C, résultat découlant de sa première recherche fructueuse d’analyse de l’écrit, elle nous fit rire un temps avec cette phrase qu’elle redéchiffrait à chaque page de son petit livre[3] : « Ccccruchon, ccccruchette, qu'y a-t-il dans la cccccruche ? »

    Après trois mois de CP, dont un et demi de « globale », c’était la règle à l’époque, elle et son petit copain Maxime lisaient couramment et passaient au Château de Pompon. Un mois plus tard, c’était Olivier, Leïla, David et Sigurd qui les rejoignaient et savaient eux aussi « tout lire, hein, maîtresse ? ». Enfin, encore deux mois après, c’était Julien qui les rattrapait, un peu moins rapide, avec un peu plus de soutien que les autres…

    Quelques années plus tard[4], cette même maîtresse, qui jusqu’alors avait toujours donné des symboles tout simples à ses petits élèves (un soleil, une cerise, deux séries de vagues l’une au-dessus de l’autre, trois bâtons droits barrés par un bâton couché, …) pour qu’ils reconnaissent leur porte-manteau, leur casier et marquent eux-mêmes leur travail, remplaça ces symboles par leurs prénoms écrits comme dans les livres (Florian, Victor, Amandine, Julie, ...).

    Chaque matin, en arrivant, le « facteur » distribuait les prénoms à leurs propriétaires qui venaient les afficher sur le tableau des présents. L’exercice ne durait jamais plus de cinq minutes, malgré l’effectif chargé (27 puis 31 élèves en maternelle-CP). Au fur et à mesure de l’année les règles se complexifiaient et les "facteurs" changeaient. À partir de novembre, les CP n’assistaient plus au jeu et à partir de février, c’étaient les GS qui nous abandonnèrent. Ce furent donc les élèves de MS, de PS et de TPS qui jouèrent chacun leur tour leur rôle de "facteurs".

    En fin d’année, même le petit Victor, qui était arrivé à l’école le 10 novembre, jour de ses deux ans, reconnaissait tous les prénoms des élèves de maternelle. Il avait un peu plus de peine avec ceux des enfants de CP qui, bien que scolarisés dans la même classe que lui, avaient un statut un peu à part et ne jouaient pas souvent avec eux.

    Trois et quatre ans plus tard, lorsque la maîtresse retrouva ses petits élèves qu’elle avait perdus l’année d’après, grâce à l’ouverture d’une classe (31 élèves en maternelle-GS, même avec une ATSEM dévouée et efficace et des méthodes surtout pas prise-de-tête, c’est sportif), aucun ne savait plus reconnaître ces prénoms en minuscules scriptes. Ils réapprirent très vite puis apprirent à les lire vraiment et c’est là l’essentiel.

    Alors je ne suis surtout pas médecin, spécialiste des neuro-sciences et de l’imagerie par résonance magnétique. Je ne comprends pas grand-chose à tout ce que certains de mes collègues croient dur comme fer, sans barguigner ni mettre le pied dans l’écuelle.

    Mais ce que je sais, à mon tout petit niveau, avec mes trente-huit années d’exercice très souvent dans ces années charnières où tout à coup l’image de ce qu’on ne sait pas lire parce qu’on est encore analphabète strict[5], puis vraiment illettré, perd son caractère magique et devient un code de moins en moins secret, c’est que les petits enfants de quatre ans et parfois même moins, comme ils reconnaissent le visage de leurs proches au milieu de dizaines de visages inconnus, reconnaissent aussi des suites de caractères connus et peuvent les associer sans se tromper à des mots dont ils ont plus ou moins bien mémorisé la prononciation.

    Ce que je sais aussi, c’est que ce n’est pas de la lecture et que sans l’aide de l’adulte qui débroussaille le terrain, encourage à décrypter les codes, montre comment faire et entraîne par des exercices progressifs laissant une part de plus en plus importante au déchiffrage, l’enfant peut rester très longtemps dépendant du Mitella et du Nuksonoisette

    Récemment, un professeur de lettres classiques m’a raconté que certains de ses élèves de Troisième, pas forcément faibles, restent parfois bêtes devant un mot inconnu, même pas très compliqué à déchiffrer, et lui expliquent que « ce mot-là, ils ne savent pas le lire ». Je lui ai exposé mes hypothèses sans lui raconter l’histoire du Mitella. La prochaine fois que je la rencontrerai, il faudra que j’y pense, tiens !

     

    [1] 1985, je pense…

    [2] Quand je vous dis que c’est un temps que les moins de vingt ans d’ancienneté ne peuvent pas connaître. Ouf, comme ça, je vais dédouaner tous les antiglobalistes primaires dont je hérisse le poil depuis le début de mon histoire ! « Et en plus, elle fumait devant les enfants ! Pfoui ! »

    [3] Une drôle de maison, collection Fontanille, Gautier-Languereau.

    [4] 1997/1998

    [5] Même si Papa, Maman et maintenant le maître ou la maîtresse vous ont offert ou fait fabriquer un bel abécédaire dont vous vous servez avec autant d’à-propos qu’une poule se servirait d’un couteau….


  • Commentaires

    1
    Jeudi 26 Décembre 2013 à 22:01

    Petite précision : à l'âge "pré-alphabétique" les élèves n'ont pas plus de peine à reconnaître les prénoms d'origine étrangère aux nombreuses irrégularités graphiques qu'un simple Rémi ou une évidente Zoé.

    Ils ne raisonnent pas en terme de lettres mais d'affectif. Le prénom du leader charismatique de la classe, même si c'est Noorjahar, sera reconnu bien plus vite que celui du petit enfant effacé qui ne vient qu'un jour sur deux. 

    2
    poupette
    Jeudi 26 Décembre 2013 à 22:24

    Merci pour ce billet qui m'a rappelé mes années d'école ( fin des années 70-début 80 pour ma part) ; les catalogues de jouets, les pompons en laine, les dessins qu'on choisissait en début d'année pour les porte-manteaux , les jeux de groupe et les lectures de la maîtresse , et au cp, Rémi et Colette !

    3
    Jeudi 26 Décembre 2013 à 22:35

    Moi aussi j'ai appris à lire avec Rémi et Colette.

    C'était en maternelle et malgré l'horrible côté global des dix premières leçons avec leurs difficultés cumulées (Colette, maman, rouge, ...), j'ai appris à lire facilement comme des milliers d'élèves de ma génération, les uns avec Rémi et Colette, les autres avec Poucet et son ami l'écureuil ou Daniel et Valérie.

    4
    Vendredi 27 Décembre 2013 à 11:11

    Très instructif. Merci DC pour la matière à réflexion !

    5
    coindeparadis
    Vendredi 27 Décembre 2013 à 14:59

    MERCIII !

    6
    Elisabeth
    Dimanche 29 Décembre 2013 à 23:29

    Moi aussi j'ai appris à lire avec Rémi et Colette! que de bons souvenirs. Bien d'accord sur ce billet. Parle-t-on vraiment assez du déficit de lecture? De mon temps, dès qu'on savait lire, on dévorait les Clubs des cinq, puis les Jules Verne... De nos jours, les loisirs se limitent souvent à la console ou à l'i-pad. Les parents s'extasient de leurs enfants s'ils lisent Harry Potter à 10 ans, dans le meilleur des cas.

    A Noël autour d'un repas de famille, je discutais justement du fait que certains élèves ne parviennent effectivement pas à lire des mots courants, malgré de bonnes méthodes de lecture dans les petites classes (c'est le cas dans mon école). J'ai pris l'exemple du "marc" de café. J'ai découvert que mon neveu, brillant élève de seconde, ainsi que sa soeur, de terminale ES, ignoraient ce mot!

    Et donc, confrontés à ce mot, ils auraient très bien pu lire "marque". La compréhension est indissociable du décodage, et seule la lecture à dose suffisante permet d'élargir le lexique.

    Sur le fait que nous avons une capacité (pas seulement les enfants) à reconnaître de très nombreuses silhouettes globalement et à les interpréter, chacun peut le constater.  C'est le principe même les logos, du célèbre M d'une marque de fast-food, et de la signalétique en général. Les personnes amenées à vivre dans un pays à alphabet totalement différent apprennent vite à reconnaître les mots des panneaux en global tels que "école", "police" etc.  

    Ensuite, l'avis des spécialistes diffère. Est-ce déjà de la lecture ou de la simple interprétation de signes? Je n'en sais rien. Mais sur le fait que ca n'empêche pas un déchiffrage structuré plus tard, tout-à-fait d'accord. Sinon il faudrait cacher tous les panneaux, logos et signalétique aux enfants en âge pré-scolaire!

    7
    Cyriaque
    Vendredi 5 Septembre 2014 à 14:48

    Passionnant comme d'habitude, et ça tombe bien, j'avais des questions à ce sujet précis, justement !

    Mais juste un petit mot au sujet du marc de café... Je connais ce mot depuis longtemps pour l'avoir fréquenté dans mes lectures, mais je ne crois pas avoir jamais eu l'occasion de l'entendre à l'oral, du coup, j'ai toujours cru que ça se disait marK, j'aurai appris quelque chose !

     

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