• Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit !

    Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit !
    Désespoir des foules rétrogrades... encore plus effrayant que le "désespoir des singes" de la Cordillère de Nahuelbuta !

    Figurez-vous que la Conférence Nationale sur l’Évaluation, a rendu vendredi ses recommandations. Certaines sont paraît-il "ambitieuses", et peut-être même un peu trop.

    On y propose entre autres choses de supprimer les notes à l’école primaire et en sixième (fin du cycle 3).
    Waouh ! Ça c'est de l'ambition, en effet ! Rendez-vous compte... Un truc de ouf, comme dirait mon petit-fils de quatre ans ! De ouf, vous dis-je !
    Plus d'enfants de maternelle et d'élémentaire revenant le soir, tête basse, à la maison, le rouge au front et le bras replié devant le visage afin d'éviter l'inévitable aller-retour du pater familias outragé par le bulletin quotidien aux chiffres honteux écrits à l'encre rouge !
    Plus de tableaux d'honneur glorifiant les élites issues des milieux socioculturels favorisés et rejetant loin de la table sainte mais néanmoins laïque les petits des quartiers au front éternellement baissé par la honte de ne pas faire partie des héritiers triés d'avance par un Charlemagne autrement plus sérieux que celui qui visitait l'école de son palais d'Aix-la-Chapelle !
    Plus de cette constante macabre que s'impose chaque mauvais maître, le soir, en son antre, lorsqu'il ourdit ses plans machiavéliques visant à faire buter tous ceux dont la tête ne lui revient pas...

    À la place de tout cela, le soleil s'épanouissait enfin dans un ciel sans nuage ! Les maîtres, les bons, j'entends, ceux qui innovent au quotidien[1], allaient pouvoir rivaliser d'imagination, et traiter la difficulté scolaire avec constance et rigueur, sans moyens supplémentaires, simplement en arrêtant de noter les enfants sur 20 ou sur 10 à tout bout de champ !
    Grâce à cette interdiction, on allait enfin pouvoir mettre en place des conduites innovantes encore jamais testées : des smileys, des pourcentages, des couleurs de ceinture comme au judo, des fleurs dont on colorierait les pétales en vert, orange ou rouge, des constats pas stigmatisants du tout du type " voilà ce que tu sais faire et voilà ce qu'il te reste à faire", toute une évaluation "bienveillante" qui s'opposerait à l'autre, la laide, celle où on dit à l'enfant :"Afin que tu saches ce que tu sais faire, je t'ai donné un exercice. Cet exercice, tu as su le traiter à 100 %, 90 %, 83,5 %, etc. J'ai traduit cela par un 10/10, 9/10, 8,35/10, etc. Tu peux donc, par toi-même, te rendre compte où tu en es de ton apprentissage de la notion traitée sans que je te redonne chaque jour les nouveaux codes correspondant aux nouvelles normes évaluatives..."

    Et là, je me retrouve face à mon problème. Je dois être idiote, on ne se prive d'ailleurs pas de me le dire chez les bienveillants, mais je ne vois pas où est la différence...
    Pourquoi ceux du camp des smileys auraient-ils le monopole de la bienveillance ? Pourquoi ceux du camp des notes seraient-ils forcément d'horribles constants macabres malveillants, regardant les enfants comme des ennemis à éliminer, sauf évidemment s'ils sont rejetons de profs ou de CSP++ ?
    Ne peut-on pas ricaner sardoniquement en disant à un gosse : " Voilà ce que tu sais faire et voilà ce qu'il te reste à faire ! On n'est pas rendus, tu sais ! " ?
    Et au contraire, n'existe-t-il pas de PE qui encouragent gentiment leurs élèves en leur disant : "Ah, bravo ! Tu as vu ça ? Tu as réussi les cinq problèmes et tu n'as fait que deux toutes petites erreurs de calcul ! Tu sais combien cela te donne de points ? Nous allons calculer ensemble : l'immeuble a dix étages, deux par problème ; les cinq premiers étages, c'est pour la résolution de chaque problème, les cinq suivants, c'est pour la maîtrise des techniques opératoires. Chaque étage vaut 1 point. Combien as-tu réussi à en monter ? Huit, très bien. Mais, dans les deux étages que tu n'as pas tout à fait réussi à franchir, il y avait deux pièces, l'une pour les unités, l'autre pour les dizaines. Et là, regarde, ce chiffre là est juste. Là, en revanche, tu as les deux chiffres faux. Saurais-tu me dire tous les points que tu as gagnés ? Huit et demi, c'est ça ! Aujourd'hui, tu as 8,5 points. C'est tout à fait bien. On va continuer comme ça, tranquillement, et dans dix ans, quand tu seras en Troisième, on verra bien tout ce que tu comprends, tout ce que tu sais faire seul, tout ce que tu aimes apprendre ! À chaque jour suffit sa peine, petit bonhomme. Moi, j'ai confiance en toi." ?  

    Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit !
    Merci à Paloma, CP, pour son prêt de cahier.

    Alors, note ou pas note, là n'est pas la question. La question est de savoir ce qu'on cherche à faire lorsqu'on évalue l'avancement d'un enfant au milieu de ceux de sa classe d'âge. Qu'on mette des smileys qui font la tronche ou des 0/10 à tire-larigot, l'enfant n'est pas dupe et se rend bien compte si on le fait pour le casser et le rejeter[2] ou si on tire une sonnette d'alarme afin qu'autour de lui se constitue un soutien bienveillant et construit qui l'aidera à progresser à son rythme, le réconfortant et lui donnant les secours dont il a besoin pour que, dans dix ans, en Troisième ou en Seconde, il puisse, confiant, choisir une voie qui lui convient...
    Pour moi, le plus terrible et le moins réconfortant pour celui qui peine, c'est de s'entendre dire : " Voilà ce que tu sais faire et voilà ce qu'il te reste à faire..." Surtout si, devant les pages désespérément moins pleines que celles de ses camarades, il constate que l'écart se creuse si bien que, alors que ses camarades cochaient cinq cases pendant qu'il n'en cochait qu'une, maintenant ils en cochent dix et lui une par ci par là, et de celles que les autres cochaient il y a deux ou trois ans... À moins que ce soient celles correspondant au fameux "prix de camaraderie" que les instituteurs d'autrefois accordaient au brave cancre qui remplissait le poêle et les encriers, balayait le préau et réparait les lance-pierres de ses camarades à la récréation[3]...

    Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit !
    Merci à Wistan, CE1, pour son prêt de cahier.

    Voilà. Je suis faite ainsi et préfère les pas de fourmis offerts à tous chaque jour, aux visées lointaines sur le long chemin à parcourir pour passer de l'état de petit enfant à celui d'adulte accompli. 
    D'autres préféreront l'inverse et s'emballeront pour l'enseignement par compétences, ses tableaux, ses toiles d'araignée à remplir, ses différenciations, son individualisation des parcours.
    Grand bien nous fasse à tous ! Et rendez-vous au point d'orgue, comme disent les musiciens. C'est là, face à nos élèves devenus grands que se situera notre évaluation personnelle !

    Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit ! Usine à cases d'un nouveau genre[4]... largement aussi désespérante que celle présentée ci-dessus.

    Seulement voilà. Logiquement, ma méthode à moi aurait dû être interdite. On nous l'avait déjà annoncé à maintes reprises dans les médias. Les experts de la Conférence Nationale sur l'Évaluation condamnaient cette technique des petits pas, évalués chaque jour par une note qui ne rime à rien d'autre[5] qu'à donner à chaque enfant la mesure de son avancée quotidienne sur ce long chemin qui, quoi qu'on fasse, se déroulera de toute façon, donnant à tous toutes les compétences que les adultes ont toujours développées depuis des millénaires !
    Et ça, selon les bienveillants, c'était bien. À bas l'infâme, la cruelle, la malveillante ! Vive le camp du bien qui seul doit subsister ! Qu'on interdise tout ce qui n'est pas nous ! Que soient interdits tous les détours, toutes les déviances, tout ce qui pourrait donner à penser qu'un autre monde est possible ! Les enseignants qui refusent le "long chemin" de l'évaluation par compétences sont des pessimistes dont il convient de condamner la faute professionnelle !
    Si, si, je vous jure, je l'ai lu...

    Cependant, notre ministre a préféré surseoir à cette mesure d'interdiction pure et simple. Du coup, elle en prend pour son grade, la pauvre. La liberté pédagogique n'est décidément plus à la mode chez les bienveillants ! 
    "Retarder l'ère nouvelle, c'est grave et il aurait convenu d'être plus stricte et moins ouverte à la différence, madame la ministre ! Si vous n'écrasez pas l'infâme, comment voulez-vous que nos idées gagnent auprès des familles, rétrogrades, des élèves, moutonniers, de la société civile, routinière ?", crient-ils en chœur sur les réseaux sociaux...

    Moi, ça me fait peur tout ça. Pas vous ? Quand je vois des collègues, de plus en plus nombreux, subir les formatages de leurs IEN, suite à une plainte de parents, un différends entre collègues ou une simple organisation de classe un peu différente de celle qu'on leur "propose" en animation pédagogique, je tremble. Quand je vois que le choix d'ouverture d'un ministre est condamné parce qu'il autorise les différences de sensibilités entre collègues, je suis effarée.
    Elle est loin l'époque où il était interdit d'interdire et où, sous les pavés, on voyait la plage ! Je la préférais à celle du "tais-toi et rame !" qu'on cherche à nous imposer à toute mode maintenant...
    J'y vois le signe de l'intolérance, de l'intégrisme pédagogique, de la fermeture d'esprit, du rejet de tout ce qui n'est pas nous et je n'y détecte aucun signe de bienveillance et d'évaluation positive... C'est bien triste.

    Quelle tristesse ! Ils n'ont rien interdit !
    Merci à Yasmine, GS, pour son prêt de cahier.

    [1] Innover au quotidien, rassurez-moi, c’est bien brûler chaque jour ce qu’on a adoré la veille, non ?

    [2] Quand ce n’est pas pour se prouver à soi-même que Machin-Chose, sociologue bien connu des bienveillants, avait raison quand il disait que seuls les Héritiers pouvaient réussir à l’école et qu’il est normal que ce petit échoue avec l’ascendance qu’il se traîne, le pauvre !

    [3] Si, si, vous savez, les items du style « pratiquer un jeu ou un sport collectif en en respectant les règles », « maîtriser quelques conduites motrices comme courir, sauter, lancer » ou « s’impliquer dans un projet individuel ou collectif » !

    [4] À laquelle je préfère de beaucoup les claironnants "T'as vu, maîtresse, je sais faire tout seul !" qui fusent d'eux-mêmes à longueur de journée dans les classes maternelles où ne fait pas qu'apprendre à écrire son prénom, le découper, le coller avant de chantonner les jours de la semaine, les noms des nombres ou l'alphabet à l'endroit et à l'envers...

    [5] Je ne fais pas de moyennes de ces notes quotidiennes et ne rend pas de bulletins faisant apparaître de notes avant le CE1, où généralement la moyenne de la classe s'étend "macabrement" entre 16,5 et 20. Et les années à 16,5, c'est de moi dont je ne suis pas fière, pas d'eux !

     


  • Commentaires

    1
    InstitenCE
    Samedi 14 Février 2015 à 22:56

    Cela fait maintenant 3 ans que j'"évalue" sans notes puisque c'était un choix pédagogique déjà entériné dans mon école lorsque je suis arrivée. Les 2 années avant, je notais encore mes élèves, tout en remplissant à côté le "livret de compétences". 

    Je n'en conclue qu'une chose : c'est ingérable. 

    D'une part, les élèves ne sont pas dupes et voient bien que 3 points oranges et 1 point vert, ça ne fait pas une évaluation très réussie. D'autre part, chaque année, j'ai des parents qui viennent me dire qu'ils ne comprennent rien au bulletin de leur gamin ( c'est bien pour cela qu'avant je continuais à noter les copies et à rendre un bulletin de notes en plus de l'intordable "livret de compétences"). Enfin cela prend DES HEURES à concevoir (si on essaie de le rendre un peu accessible aux parents) et à remplir cette saleté ! Heures qui seraient bien mieux employées à préparer la classe, y compris la différenciation pour les loulous qui rament. 

    Encore mieux : nous avons opté pour le livret "en ligne" depuis deux ans. Une révolution : plus de bulletins à photocopier, c'est mieux pour le développement durable, blablabla. En effet, le livret de compétences faisant bien 10 pages recto-verso, le tout multiplié par les 110 gamins de l'école ça faisait beaucoup de papier. (Evidemment, il y a 10 ans, je rendais 3 bulletins de notes par an, tenant sur une feuille recto verso, appréciations comprises, ça faisait beaucoup moins de papier, mais chut...). Résultat ? Et bien pour cette période, sur ma classe de 26 élèves, 10 parents ont consulté le "livret de compétences" en ligne. Ajoutons à cela les 2 parents pour qui je l'ai imprimé car ils n'ont pas internet, cela fait 12. 12 sur 26 (et encore, je ne compte pas les parents séparés). Alors, d'accord, peut être bien que certains parents à qui je rendais des bulletins papier avec des notes ne faisaient que les signer sans les regarder. Mais je pense que l'immense majorité des parents qui comprenaient ce qu'ils avaient sous le yeux avaient moins de difficultés à porter un intérêt à la scolarité de leur enfant. 

    Evidemment, je suis une épouvantable réac de 35 ans qui, telle ma grand-mère, se lamente : c'était mieux avant !

    2
    Samedi 14 Février 2015 à 23:02

    Merci pour ce long commentaire, InstitenCE !

    3
    InstitenCE
    Dimanche 15 Février 2015 à 09:29

    Et zut ! Je n'en conclus avec un S évidemment. Je le sais pourtant que je ne dois pas écrire quand je suis en pétard, c'est mauvais pour mon orthographe. 

    Et merci pour ton blog, Doublecasquette. Je le lis depuis plusieurs semaines et je suis admirative. Surtout que je débute cette année avec les CE1 et que je ne suis pas très satisfaite de ce que je fais avec eux. Ton blog est une mine d'idées et de réflexions qui me font beaucoup cogiter sur ma pratique pédagogique. 

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    4
    zoupinette
    Lundi 16 Février 2015 à 17:37

    Quand vous fréquentez quotidiennement des IEN, des conseillers pédagogiques ou des directeurs adeptes de l'EPCC et pourfendeurs des notes, eh bien l'annonce de la Ministre vous permet de respirer encore quelques années. 

    5
    Bang
    Lundi 16 Février 2015 à 18:10

    C'est rigolo, ici en Suède, on a le débat inverse. Tout le monde est contre les notes avant la 6e (profs, parents, "chercheurs", idéologues de tout poil, inspecteurs) mais le gouvernement va les introduire sur 100 écoles volontaires en CM1 envers et contre tous.

    Quant à moi, j'ai eu pour l'instant le système américain que j'aime bien: évaluation purement sommative par compétences en fin de trimestre mais claire, 4 niveaux dans l'échelle par item, conversion en note du résultat - et le système anglais que j'aime moins: évaluations formatives notées sur 10 en cours d'année, et évaluations sommatives qui donnent un âge scolaire à l'enfant par statistique.

    Un enfant de 7 ans est jugé comme ayant 9 ans en orthographe par exemple en fonction d'évaluations sommatives standardisées.

     

    Dans tout les cas, on recoit suffisamment d'informations et il est difficile de ne pas savoir où en est son enfant, quel que soit le système utilisé! 

    6
    isa57
    Vendredi 20 Février 2015 à 09:21

    Bonjour, 

    Je suis un peu déstabilisée et bousculée ds mes convictions par ton article (ci-dessus) et celui sur la refonte. Je suis en pleine reflexion par rapport à ma pratique (j'enseigne en maternelle/CP) et je rêve d'une école où les élèves viendraient avec plaisir et envie. Je trouvais que les futurs programmes redonnaient un peu à la maternelle son statut original (une place importante à l'apprentissage par le jeu, moins de fiches, place importante à la motricité...) qu'ils tenaient plus  compte des particularités et singularités des petits enfants.

    J'avoue que je trouvais séduisante cette idée de cahier de progrès ou réussite, comme celui de charivari. C'est une façon d'impliquer l'élève dans sa vie de classe, de donner un sens à ce qu'il fait à l'école...

    Je suis dans le doute.La réflexion est ouverte... 

    7
    Vendredi 20 Février 2015 à 10:07

    Tu sais, quand un élève de maternelle sent qu'il a passé un cap, dans une classe ouverte où la communication n'est pas totalement régie par l'adulte, généralement, on en entend parler !
    Quand on a moins de sept, avoir réussi à faire du vélo sans roulettes, descendre le toboggan, dessiner un dinosaure, découpé sa couronne des rois tout seul, lire deux mots sur une affiche ou compter les images Pokémon qu'on aura quand mamie nous en aura acheté encore une pochette de cinq, ça se claironne sur les toits et sur tous les tons.

    Le rôle de l'instit, c'est de temporiser tout ça, tout en félicitant néanmoins, sans jamais ni dévaloriser, ni survaloriser. La confiance en soi, c'est primordial, il n'y a pas à revenir là-dessus.
    En revanche la confiance en soi illimitée, allant parfois jusqu'à être en fait complètement injustifiée, ce que j'appelle les rodomontades de matamore, cela cache généralement une très grande insécurité due, à mon avis, à la survalorisation des acquis adultes que notre société impose aux enfants.
    Qu'on arrête de les faire vivre en classe comme on fait vivre des enfants de CE ou de CM (je milite, un peu seule, pour l'intégration du CP à la maternelle rénovée), qu'on ne leur propose que de la patouille, de l'observation, du langage, des jeux moteurs, qu'on fasse en sorte qu'en quatre années de la TPS à la GS, ils soient aptes à réagir et à être intellectuellement actifs lors d'un travail collectif, et nous aurons moins de ces pauvres gosses obligés d'en rajouter sans cesse dans l'autoévaluation bien trop positive d'eux-mêmes. ,

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