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Où sont les bornes des limites ?
Raisonner en termes de compétences, souvent, en Primaire tout du moins, ça n'amène pas les élèves très loin et cela ne leur garantit absolument pas l'avenir radieux auquel ils devraient tous pouvoir prétendre...
Hier, notre jeune Nicodème, élève de CE2/CM1[1], passait sa matinée dans ma classe, histoire qu'il s'aère un peu et qu'il laisse ses petits camarades (et sa maîtresse) se ressourcer dans le calme et la bonne humeur.
Le jeune homme était installé devant son cahier de français et devait, après révision avec l'EVS, pauvre petit bouchon, compléter à l'aide des verbes être et avoir conjugués au présent les phrases qu'il copierait dans son manuel de grammaire .
À midi, notre EVS, toute nouvelle dans la profession, nous raconte comment notre ami avait réussi à écrire sans s’en rendre compte : J’ai dans le verger et je suis un panier.
Et ne voilà-t-il pas que moi, bêtement, juste pour rebondir pédagogie, je lui réponds : « On a de la peine à l’imaginer, mais certains élèves sont capables de copier des phrases entières sans en lire un traître mot[3]. Je ne sais pas comment ils peuvent réaliser cet exploit mais ils y arrivent, parfois même sans aucune faute d’orthographe !... »
J’avais encore une fois oublié que, dans nos murs, assis à notre propre table, se trouvait M. Plus. Vous le connaissez ? C’est le type qui a tout vu, tout entendu. Il arrive pour un remplacement dans votre école et s’y comporte comme si vous étiez en visite chez lui.
Monsieur Plus me regarde à peine, du haut de ses 15 années d’ancienneté, et jette, méprisant : « Forcément… Copier et lire, ce sont deux compétences distinctes. »
OK. Sans appel. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. On aurait été lundi, j’aurais peut-être essayé d’argumenter. Mais le vendredi midi alors que le type va disparaître de mon environnement visuel et pédagogique à 16 h 30, non ! J’ai parlé des photos de l’Oisans sous la neige que ma fille m’avait envoyées…
Mais depuis, je ne décolère pas et je me demande comment des gens qui auraient pu être intelligents, au sens étymologique du mot, ont pu être aveuglés par leur formation au point d’en devenir aussi bornés par des limites aussi étroites !
« Eh, Nunuchon ! En voiture, quand tu freines, tu fais caler le moteur ? Parce que, que je sache, appuyer sur la pédale du milieu avec le pied droit, c’est une autre compétence qu’appuyer sur la pédale de gauche avec le pied gauche ?
Et, pendant les froides journées d’hiver, je n’aimerais pas être lave-vaisselle chez toi… Je suis fatiguée et déjà en panne rien qu’à penser à toutes les casseroles et toutes les assiettes qu’il te faut pour ne pas associer en un seul plat complet le chou, les pommes de terre, les carottes, les navets, l’oignon, les clous de girofle, le lard, le petit salé et la saucisse de ce qui, chez les gens normaux, constitue une potée !
Mais bon sang, comment est-ce possible un truc pareil ? Comment peut-on croire que le cerveau d’un élève n’est qu’une boîte dans laquelle sont rangées un certain nombre d’autres petites boîtes étanches, contenant elles aussi d’autres toutes petites boîtes étanches, remplies de boîtes microscopiques soigneusement operculées pour qu’à aucun moment leurs contenus ne se mêlent et s’associent pour partager alors arômes et saveurs dont la richesse et le goût sont cent fois, mille fois, un milliard de fois supérieures à celles des contenus de chacune d’entre elles ?
Comment peut-on se contenter de s’assurer que l’être humain que l’on fabrique a bien été doté d’une pédale du milieu, une pédale de gauche, une boîte à vitesse et un circuit de freinage indépendamment en état de marche sans jamais vérifier si, devant un obstacle subit, tout ce matériel s’accorde et se coordonne pour piler efficacement sans risque et sans casse ?
Pendant combien de temps encore notre hiérarchie et nos formateurs vont continuer à prendre les élèves pour des pots de yaourt que l’on remplit ? Quand cesseront-ils d'apprendre à nos collègues à compléter case à case la conformité du pot, la couleur de l’étiquette, la texture du contenu et la solidité de l’opercule au lieu de leur faire réaliser combien leur fonctionnement est complexe et combien il est fondamental de tout raisonner en termes de liens, de ponts, de relais, de savants mélanges et de délicieux plats complets ?
C’est un peu facile de rejeter la faute sur les professeurs des écoles, mesdames et messieurs les Inspecteurs Généraux[4], mais c’est oublier un peu vite que ceux-ci ne font qu’appliquer ce que vos DSDEN et vos IEN leur demandent de faire. Supprimez le LPC, dites que contrairement à ce qui se passe dans une chaîne de montage, le métier de Professeur des Ecoles ne consiste pas à vérifier un à un les éléments d’un tout sans jamais se préoccuper de l’avenir de ce tout et nous en reparlerons.
[1] Eh oui, chez nous, on différencie… Nico est incapable de suivre en français avec les CM1 qui ont compris l’intérêt d’une syntaxe et d’une orthographe commune à tous les francophones et apprentis-francophones. Il suivote donc avec les CE2 dans cette matière (déjà cinq leçons de retard sur eux en Étude de la Langue) alors qu’il continue, à son rythme, à suivre les mathématiques avec les élèves de son âge.
[3] Encore merci à Rikki de l’affirmer elle aussi ailleurs (http://ecritureparis.webnode.fr/news/lecriture-manuscrite-est-elle-en-voie-de-disparition-/ ) !
Tags : eleve, boite, competences, limites
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Commentaires
Ouin ! (son très complexe à ne pas aborder avant le cycle 7 ou 8 )