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Le projet de lecteur
Figurez-vous qu'il existe encore des gens qui pensent qu'un œuf tout frais pondu décide aussitôt de quitter le nid afin de gratter la terre de la pointe de ses petites pattes d’œuf pour s'alimenter seul de grains, de mouches et de vermisseaux, selon son projet alimentaire personnel. Si, si.
Ce sont ceux qui, en dépit de toutes les preuves contraires, continuent à croire que l'enfant doit, de lui-même, développer son "projet de lecteur" et trouver seul, dans la jungle des mots qui peuplent livres, cahiers et écrans ce qui lui permettra d'acquérir la lecture visuelle, seule garante de la compréhension.
Selon eux, les enfants qui auraient été instruits en "déchiffrage" et auraient pratiqué la lecture à voix haute perdraient même à jamais la capacité de devenir de vrais lecteurs...L'autre jour, au détour d'une rue du Vieux Lyon, voilà que mes élèves et anciens élèves de CP, tous instruits au déchiffrage par mes soins à l'aide d'un horrible manuel alphabétique, tombent sur cette fenêtre :
J'interromps Mathilde, notre médiatrice culturelle des PEP42, et lui dis : "Là, non, vous ne parlez pas. Ce sont eux qui vont faire les guides. Ils ont lu un documentaire sur ces personnages dans leur livre de lecture de CP."
Et les enfants, du CP au CM1, de raconter :
- C'est Guignol.
- Il a été créé par Laurent Mourguet.
- Un arracheur de dents qui cherchait comment distraire ses malades entre deux arrachages.
- L'autre, c'est son ami Gnafron. Il aime beaucoup boire du vin. Il ressemble au Père Thomas.
- Alors que Guignol ressemble à Laurent Mourguet lui-même.
- Et son ennemi, c'est le Gendarme qui cherche à le rosser.
- Son bâton s'appelle la tavelle.
- Et sa petite queue de cheval s'appelle un salsifis.
Illustration de Xavier LarocheLeur projet de petit enfant, arrivé sous forme d'œuf, il y a huit mois, deux ans, trois ans, quatre ans et même cinq ans pour les plus vieux, c'était d'apprendre les combinaisons de lettres qui leur permettraient ensuite de mener tous les projets de lecteur qui les tenteraient, depuis la lecture de leurs cartes Pokémon ou de leur manuel de classe jusqu'à celui de lire, plus tard, bien plus tard, et seulement si ça leur chante, les imprécations hallucinatoires des contempteurs de l'écriture alphabétique.
Nota bene : Pour éviter que les élèves récitent au lieu de lire (c'est-à-dire déchiffrer et comprendre en simultané), nous ne lisons jamais plus d'une à deux fois la même page de lecture. Les élèves ne récitaient pas, ils se souvenaient.
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Commentaires
2NormandyxDimanche 21 Juin 2015 à 23:31"nous ne lisons jamais plus d'une à deux fois la même page de lecture. Les élèves ne récitaient pas, ils se souvenaient."
Exactement et quelle que soit la méthode ajouterais-je, je me souviens encore de l'ennui éprouvé lorsque j'étais au CP et qu'on entamait pour la énième fois la lecture par les élèves d'une page, c'est comme cela que j'ai été puni pour avoir lu l'histoire de la petite poule rousse pendant que les autres ânonnait la page de P p i = pi et les phrases qui allaient avec. J'étais tellement absorbé que je n'ai pas entendu la maîtresse arriver...
Il y a quelques années j'avais un CP, et en décembre, j'avais un élève qui lisait déjà très bien sans oraliser, je le voyais lire un livre de bibliothèque sur ses genoux pendant que je faisais lire les combinaisons de syllabes au tableau, j'ai toujours fait semblant de ne pas voir.
Tu ne m'étonnes pas, le-professeur. Comme ça, ça fait illusion... Certains collègues se sont même laissé dire que c'était ainsi que l'enfant acquiert la "fluence"...
Est-ce qu'ils savent, dans les laboratoires de recherche, qu'un enfant a l'esprit tellement disponible qu'il peut apprendre un texte par cœur en une ou deux écoutes ?
Je ne suis pas opposée aux lectures plurielles d'un même texte, mais pas uniquement dans un objectif de fluence. Ce serait plutôt dans l'objectif d'acquisitions orthographique, syntaxique, et lexicale.
En effet, partant du principe (démontré ou pas, je ne sais) que la mémoire a besoin de rencontrer plusieurs fois le même mot pour l'enregistrer (orthographe), que le vocabulaire s'acquiert dans un contexte précis, que le langage a besoin de modèles de phrases structurants (schémas syntaxiques) pour en produire de nouvelles, et que toute production ou analyse a besoin de se référer à une norme correcte qui ne peut venir que de ce qui a été mémorisé, je crois vraiment que l'apprentissage presque par coeur, comme tu dis, de pages de lecture ne peut être que bénéfique.
D'autre part, même en lecture, je pense que la rencontre du même mot, une peu résistant, dans le même contexte rassurant, peut le faire devenir familier.
En tout cas, le concept de "projet de lecteur", usé jusqu'à la corde par nos animateurs pédagogiques, ne peut expliquer à lui seul l'échec d'un enfant en lecture.
C'est encore prendre les gamins pour des andouilles que d'oser affirmer qu'ils ne savent pas intuitivement à quoi sert d'apprendre à lire : ils ont déjà vu (au moins, en cas de milieu familial très illettrés - ce qui est quand même rarissime) ses maîtres de maternelle manipuler des textes. Ils savent au moins que ces derniers racontent des histoires et qu'ils utilisent pour cela un code particulier.
Pour moi, PE lambda nullement spécialiste, l'échec est d'abord peut-être dû, comme tu le dis aussi en filigrane de beaucoup de tes articles, à la fois à la complexité de ce code et à la façon dont on part à sa découverte. Présentez-moi une page de russe, et demandez-moi d'y prendre des repères et de me débrouiller à la comprendre grâce à quelques mots glanés çà et là, et j'abandonne mon beau projet d'apprendre le russe au bout de 8 jours !
D'accord avec toi, abcdefgh, sur le projet de lecteur.
Sur les lectures plurielles, je serais assez d'accord pour des élèves déjà lecteurs, à partir de la deuxième moitié du CE1.
Avant cette classe, le risque est trop grand que tous nos futurs "dyspraxiques visuels", qui ont de la peine à comprendre que le simple fait d'effleurer sporadiquement la page de quelques coups d'œil brefs ne suffit pas pour devenir un vrai lecteur, en fassent la technique de lecture à adopter devant tout type de texte...
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