• La fluence en début de CP

    ELCP : Et la fluence ?
    Merci à Xavier Laroche pour son illustration

    La fluence en tout début d'année

    a) sur la phrase d'ouverture

    Imaginons un enseignant qui demanderait à ses élèves sortant de GS de débiter d'un trait sans pause ni respiration la tirade suivante :

    [tyavyləʃailʃas]

    Il ferait exactement le contraire de ce que l'enfant doit apprendre à faire, soit :

    [tyy] ... [aaa]... [vvvyyy]... [llləəə]... [ʃʃʃaaa]... ???

    [iiilll]... [ʃʃʃaaassss]...

    Et pourquoi doit-il faire ça, qui est si loin de ce qu'il fera plus tard, lorsqu'il lira pour lui-même ou pour les autres :

    Eh bien tout simplement parce que, pour le moment, ce qui nous intéresse, c'est que ce petit enfant qui, en maternelle, a appris que « ça, c'est [te], ça, c'est [y], ça, c'est [ɛl], etc. » doit maintenant apprendre à fixer son regard successivement sur chacun ces symboles dont il connaît le nom et en apprendre à la fois le son ou l'articulation et la façon dont ce son ou cette articulation se lient au prochain, formant des « mots », ce truc abscons dont il a appris le nom en passant par la face nord, abrupte et très accidentée, au lieu de laisser les enseignants de fin de GS et de CP les présenter par la face sud, celle qui grimpe tout doucement au milieu des prés fleuris et des sources glougloutantes.

    À la fin de cette première page de son manuel de lecture, il aura commencé à apprendre à se freiner, ralentir sa voix, faire marcher ses yeux de gauche à droite posément, en s'arrêtant sur chaque signe, chaque mot.

    Nous l'y aurons aidé en distribuant à chaque élève de la classe une étiquette, les uns recevant un Tu, les autres un as, les suivants un vu, etc.

    Il aura dû retrouver son étiquette dans la phrase du tableau s'il arrive au CP vierge de tout apprentissage graphémique (il y en a encore), puis recommencer à ânonner la phrase mot à mot pour associer ce mot écrit au mot oral correspondant.

    « Tuuu.... as... vu... le... chat... ?.... Il... ! C'est il, j'ai il ! »

    S'il a déjà une vague idée de la combinatoire, il raisonnera par déduction :

    « Mon mot commence par V, alors c'est vvvvu ! »... « Moi, le mien a un L et un E, ça fait llllleeee.»...

    Et s'il « sait lire » comme disent nos collègues de GS devant tout enfant qui est passé du stade de la reconnaissance ponctuelle d'un signe ou deux et a déjà conscience que « c'est facile puisque ça marche toujours pareil », il dira quasi instantanément en recevant son étiquette :

    « C'est Tu ! C'est moi qui commence la phrase ! » ...  « Et moi, j'ai chasse. Plus que Noam après moi pour le point et la phrase sera finie. »

    La dernière phase du travail sur cette phrase réclamera encore une fois de ralentir la diction pour « appeler chaque mot » à son tour au tableau :

    « Tu... Qui a le mot Tu pour le fixer au tableau ?... C'est Basile !  Viens Basile... Tu colles le mot et tu nous le lis... Tu...

    Et maintenant, quel mot prononçons-nous ? Tu... ??? as ! Oui, c'est as... Qui a as ? C'est Féline, viens Féline... Tu colles le mot à côté de Tu et tu le lis... Tu... as... »

    Etc.

    b) sur les graphies à connaître

    Ce travail préparatoire est essentiel pour que les enfants puissent naturellement énoncer le son de ces graphies, quasiment sans autre aide qu'un encouragement à regarder et écouter attentivement en même temps.

    Maintenant il connaissent presque tous les mots chat et chasse. Ils ont remarqué qu'ils étaient difficiles à distinguer par la vue parce qu'ils commençaient tous deux par la même série de 3 lettres : C, H et A.

    Nous allons leur demander de ralentir encore le rythme d'émission de son de manière à pouvoir percevoir précisément le son qu'elles produisent. Ce qui fait que les concours de vitesse d'émission des bruits

    [ləʃa] et [ilʃas], voire [lʃa] et [iʃas],

    ne nous intéressent absolument pas et que nous allons au contraire les combattre. Jusqu'à arriver à ce que chacun de nos élèves arrive à isoler visuellement

    ch et a

    et à les associer à

    [ʃ] et [a]

    C'est pourquoi, lorsque nous en arriverons à la partie entraînement de cette première page, qui en est en quelque sorte la trace écrite,

    La fluence en début de CP

    nous nous garderons bien de demander à nos élèves de mettre en route la mitraillette à paroles mais bien au contraire de se concentrer pour obliger leurs yeux à s’appesantir sur chaque série de signes et leurs bouches à articuler très précisément le son qu'ils produisent.

    c) sur la phase de compréhension

    1. Mécanisme de la combinatoire

    La fluence en début de CP

    Le lendemain, les élèves ont déjà un petit bagage qui pourrait leur permettre de « faire la mitraillette ».

    « Ouais ! Fastoche ! C'est encore : [tyavyləʃailʃas] ! »

    Mais nous, patiemment, nous allons réclamer autre chose. Pour obtenir que bientôt, ils puissent aller un peu plus vite parce qu'ils auront compris ce qu'il faut faire. Parce qu'ils auront en quelque sorte « craqué le code secret » dont usent et abusent les adultes et dont ils étaient jusqu'à maintenant écartés (même si les maîtresses de GS avaient coché sur leur LSU la case : Reconnaît les mots LUNDI, MARDI, MERCREDI, JEUDI, VENDREDI, SAMEDI).

    Et nous recommencerons les jeux permettant d'associer chaque série de lettres à une syllabe orale (vous avez sans doute remarquer que, dans cette première phrase, tous les mots sont monosyllabiques) jusqu'à être capables de dire avec assurance en pointant un à un les mots de la dernière ligne : :

    « Ce mot-là, c'est il. Celui-là, c'est tu. Et puis ce mot, c'est chat. Et le mot d'après c'est chasse. Après, celui-là, on l'a appris en maternelle, c'est le. Ce mot-là, c'est vu. Et le dernier mot, c'est as. »

    Bien sûr, certains seront capables d'aller plus vite et il faudra les laisser faire mais, du moment où l'enfant a le réflexe intelligent, au besoin guidé par nos soins, de retourner à la phrase d'ouverture pour patiemment redire les mots un à un jusqu'à pouvoir dire que ce mot qu'il a pointé du doigt, c'est il, tu, chat, chasse, le, vu ou as, nous serons contents de lui et nous le féliciterons.

    Tout au plus l'encouragerons-nous à se faire confiance et à se baser sur les lettres qu'il connaît pour aller un tout petit peu plus vite :

    « Regarde, tu le connais, celui-là. Il commence par la lettre T qui fait le son [t.. t...t...] et il continue par la lettre u qui chante [yyyy] comme quand Mademoiselle U fait avancer son cheval. »

    2. Intelligence du texte

    Ce réflexe intelligent, nous allons à nouveau nous en servir pour entraîner l'enfant à se préoccuper de « l'intelligence du texte ». Celle dont s'est servi le comédien qui nous a lu La Conscience, de Victor Hugo tout à l'heure.

    Sauf que nous, pour le moment, à l'écrit tout du moins, nous serons beaucoup plus humbles (pour compenser, nous continuons par ailleurs à lire de la littérature à nos élèves en cherchant à ce qu'ils comprennent ce que nous leur lisons) :

    La fluence en début de CP

    Notre but, le plus important de tous en cette année de CP, c'est qu'ils prennent l'habitude de s'appuyer sur leur connaissance du code graphémique pour explorer un texte jusqu'à le comprendre très exactement.

    Comme le lecteur déclamant le poème de Victor Hugo dont il a sans doute sous les yeux une copie, nos élèves vont d'abord lire, sans doute pas très vite, sans doute en se référant encore un peu à la phrase d'ouverture dont ils ont la copie sous les yeux juste au-dessus de ce chef d'œuvre de la littérature :

    Tu... as... vu... le... chat.

    Si notre but était la fluence, nous leur demanderions de la relire plus vite, toujours plus vite, encore plus vite. Et certains y arriveraient :

    [tyavyləʃa] ou peut-être même [tavylʃa]

     Nous nous en contenterions peut-être s'ils étaient capables ensuite de répondre aux questions suivantes :

    « Que viens-tu de dire ?
    J'ai dit que tu as vu le chat. »

    « À qui l'as-tu dit, à ton avis ?
    – Je l'ai peut-être dit à la petite fille de l'image.»

    « Qu'est-ce qu'a vu la petite fille à qui tu as dit "tu" ?
    Le chat. Elle a vu le chat.»

    « Qu'a-t-elle fait au chat ?  – Elle lui a rien fait, elle l'a juste vu.»

    Mais nous serions plus rassurés si nous voyions que, comme le comédien, ils avaient déjà dans leur intonation, peut-être lente et hachée, les germes d'une volonté de comprendre. S'ils nous disaient par exemple.

    « Tiens, pourquoi y'a pas le point d'interrogation, maîtresse ? Ça, c'est le point qui dit que c'est fini et puis c'est tout. C'est celui qui était après chasse.
    C'est parce qu'on le dit et puis c'est tout ? C'est juste pour dire que toi, la petite fille, tu as vu le chat ? »

    Tant et si bien que lors de cette séance de lecture qui clôt les deux jours passés à explorer la première phrase de découverte du livret 1, nous ne ferons pas relire d'une seule émission de voix les 6 phrases proposées à la lecture, non seulement parce que c'est prématuré mais aussi, et surtout, parce que ces quelques minutes d'acharnement par tête de pipe – minutes pendant lesquelles le reste de la classe colorie, colle des étiquettes, cherche des mots dans lesquels il est censé entendre [a] ou [ʃ] – nous feront perdre un temps précieux en dialogue collectif autour de 6 explications de texte successives dont le but à court terme sera de savoir ce que fait le chat, qui est ce il qui l'a vu, où le chat a-t-il bien pu voir un autre chat, ce que chasse le tu dont il est question dans la 5e phrase, si la 6e phrase est bien une réponse à la 5e phrase et quelles sont les raisons qui ont poussé ce tu à chasser ce chat.

    Quant au but à long terme, c'est d'obtenir, d'ici le mois de juin, 100 % ou presque d'élèves capables de lire un court texte dont ils pourront ensuite raconter l'histoire. Si en plus, ils sont capables de mettre un soupçon d'intonation prouvant qu'ils ont compris, ce sera notre petite gloire de l'année...

    Conclusion

    La fluence, telle qu'on l'entend actuellement, c'est, en gros, le contraire de ce qu'on attend d'un bon lecteur : l'attention à ce qu'il lit. Une attention qui lui permettra de s’attacher à l'intelligence du texte, au sens des phrases, à la musique de la langue, à l'orthographe des mots.

    En ce début d'année de CP, elle risque de masquer une mauvaise compréhension de l'acte de lire et de rendre difficile les nécessaires passerelles entre la lecture de lettres et celle de syllabes, la lecture de syllabes et celle de mots, la lecture de mots et celle de phrases.

    Elle risque d'amener les élève à surcharger leur mémoire immédiate de plusieurs centaines de signes qu'ils croient devoir reconnaître instantanément au lieu de les guider vers l'économie que constitue le code alphabétique qui, avec 26 lettres et quelques combinaisons de 2 ou 3 lettres, peut écrire toute une bibliothèque.

    Préférons avancer à petits pas, même si nous, adultes, nous nous ennuyons à entendre nos petits débattre sans fin sur les tenants et les aboutissants de ce premier texte (avec situation initiale, élément perturbateur, situation finale)

    La fluence en début de CP

    et que nous préférerions manipuler un chronomètre pour remplir de beaux tableaux Excel qui plairont tant à l'inspecteur lorsqu'il viendra.

     


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