• La dictature de la syllabe

    La dictature de la syllabe

    Un peu d'histoire

    Il fut un temps, assez lointain désormais, où l'on avait une drôle de façon  d'apprendre à lire aux enfants.

    1. On leur apprenait l'alphabet qu'ils récitaient à l'endroit, à l'envers, par séries de lettres, etc. 
    2. Puis on associait à chaque lettre un animal, un personnage ou un objet et les enfants apprenaient à dire, dans le meilleur des cas, le mmm de montre ou le teu de tortue et dans le pire, le èff de fourmi ou le cé de cacatoès.
    3. Certaines méthodes passaient ensuite par les digraphes, trigraphes et autres et la longue litanie des reconnaissances d'éléments non signifiants recommençait pour les sons traduits par deux, trois ou quatre lettres.
      Face à un tableau, les élèves devaient psalmodier de longues séries de i et neu, in ; a et ne, an ; o et u, ou; o et i, oi ; o et i et neu, oin ; gueu et neu, gn ; etc.   
    4. Une fois toutes ces lettres retenues avec peine puisqu'on y consacrait souvent toute une année, deux si on ajoutait les digraphes, trigraphes ou plus si affinités, on attaquait l'alpha et l’oméga de l'apprentissage de la lecture, sa pierre de touche, son nirvana : le syllabaire !
      À nouveau une année à s'appliquer à apprendre par cœur beu et a, ba ; teu et o et neu, ton ; peu et reu et a et keu, prac ; seu et leu et u et reu et peu, slurp !
    5. La lecture de mots et, dans le meilleur des cas, de phrases, n'arrivait qu'une fois toutes ces syllabes longuement récitées jusqu'à un par-cœur qui, somme toute, ressemblait comme un frère à celui des méthodes globales, puisqu'il s'agissait d'arriver à une reconnaissance automatique d'éléments associant plusieurs signes sans que jamais on n'ait dit à l'enfant qu'après tout, en observant bien tout au plus une ou deux séries, il était capable d'en déduire une bonne vingtaine d'autres sinon plus[1].

    Tout ceci prit fin avec l'avènement de l'école publique, qu'elle soit « primaire » ou « maternelle ». Ou du moins, c'est ce que souhaitaient ses fondateurs (voir ici dans la partie Méthodes contemporaines pour l'apprentissage au CP et pour l'école maternelle[2]).

    Lire à l'école

    C'est là que tout a changé. En quelques décennies, cette école publique et ses méthodes révolutionnaires fit passer la population française d'un illettrisme partiel ou total à une capacité à lire le journal, remplir des formulaires, échanger par courrier avec sa famille, s'abonner à une bibliothèque de prêt et même, contre-coup moins favorable aux régimes en place, rédiger des tracts et militer dans un syndicat, un parti politique ou une association. C'était un beau challenge...

    Pendant une centaine d'années, cet apprentissage de la lecture a évolué. Les syllabaires ont peu à peu disparu. On a cherché à rendre plus amusants, plus porteurs de sens les débuts de la lecture, qu'on s'y prenne dans le sens de la « synthèse » (des lettres vers les mots) ou dans celui de l'analyse (du mot vers la lettre).

    Disparition de la syllabe

    Dans certaines méthodes, surtout synthétiques il faut le dire, mais aussi analytiques, la syllabe gardait son aura...

    C'est ainsi que certains manuels de lecture passaient plus de temps à faire déchiffrer des associations de deux ou trois lettres non signifiantes qu'à emmener au plus vite les enfants vers la lecture de mots et de phrases (il y en a encore...) ou que, dans le cas des méthodes analytiques, on faisait mémoriser aux élèves plusieurs dizaines de syllabes avant d'oser aller plus loin dans l'analyse pour en arriver à l'élément (lettre ou graphème).

    Cependant, grâce aux différentes méthodes d'écriture-lecture[3], plus nous nous rapprochions du « point de rupture », plus les méthodes de lecture se dispensaient de cette étape.
    Que ce soit en partant des lettres ou en partant des mots, on montrait  rapidement aux élèves l'épellation phonétique, on l'appliquait parfois rapidement aux cas simples (lire et écrire des syllabes) mais, très vite, c'est en apprenant à écrire et combiner les lettres pour en faire des mots qu'ils apprenaient à lire, tous ou presque tous, en une à deux années scolaires (le plus souvent  en GS ou GS et CP, et, très anecdotiquement, en redoublant le CP).

    Le « point de rupture »

    Tant et si bien que, dans les années 1970/1980, certains ont voulu aller plus loin... Et si même la lettre était inutile ? Si, n'hésitons pas sur les termes, elle était « fasciste » et détournait l'élève du vrai travail de lecteur, la compréhension et l'accès à la littérature ?
    Ce furent les années « tout phonétique », puis « tout idéovisuel » puis « tout bain d'écrit littéraire ».

    Là, il n'était plus question de syllabes du tout. Ou alors vraiment à la marge... pour les frileux... ceux qui en étaient restés à l'époque « phonétique » :

    Apprendre à lire grâce à l'API[4]

    C'était à l'époque où les élèves apprenaient à reconnaître des mots à leur silhouette, sans en analyser les éléments.
    Au bout de quelques semaines, leur petit stock de mots recopiés sur des étiquettes et bien rangées dans des boîtes d'allumettes était étudié au niveau phonologique...

    • On allait par exemple chercher tous les mots dans lesquels on entendait [A] en début, en milieu ou en fin de mot.
    • Une fois ce tableau constitué, les enfants étaient censés repérer seuls les signes qui permettaient de créer ce son [A] afin de pouvoir les réutiliser,
    • Ce qu'ils feraient seuls, plus tard, sans jamais avoir eu à énoncer de lettres prises une à une ou associées deux à deux sous forme de syllabes puisqu'en phonétique universitaire, on apprend qu'une consonne isolée n'émet pas de son et que le son émis par une voyelle est soumis à fluctuation selon l'environnement. 

    Cela donnait des tableaux de ce genre :

    La dictature de la syllabe
    Illustration tirée de Lecture en fête, méthode de lecture, Hachette, 1983

    Dans cette méthode-là, selon les auteurs, la syllabe pouvait encore avoir sa petite place, souvent réduite à quelques lignes sur une fiche photocopiée (on était à la pleine époque du boum des photocopieurs) : sous chaque illustration, il y avait des cases... pour marquer l'endroit où l'on entendait ce son qu'il fallait repérer.
    Vous voyez de quoi je veux parler, bien sûr ? Alors souvenez-vous-en, nous allons y revenir...

    Mais à part ce petit reste, « anecdotiquissime », plus rien. La syllabe avait vécu... La syllabe était morte...

    Le retour de la syllabe

    Eh non !... Car après les avatars que nous connaissons, de phonétique en idéovisuelle et d'idéovisuelle en acquisition d'une culture littéraire, certains grands chefs ont mis de l'eau dans leur vin, avalé leur chapeau et cousu des boutons à l'intérieur de leur veste, histoire de pouvoir continuer à l'utiliser une fois retournée...

    Parce que, voilà, il fallait bien l'admettre, les enfants avaient besoin qu'on les aide un petit peu plus que ça pour accéder à la lecture courante... Et on a réfléchi... intensément... en regardant par-dessus son épaule.
    Jusqu'aux époques où les enfants apprenaient encore à lire, à peu près tous, mais sans tomber dans les vieilleries d'un autre âge.

    Et on en a conclu, dans la plus pure tradition « compétencielle » qu'on devait réinstaller des compétences qui avaient été légèrement occultées lors des dernières recherches-actions dans le domaine du Lire à l'école...   On en a retenu deux ou trois, selon qu'on inclut le passage à l'écrit ou pas.

    Segmenter la chaîne orale (maternelle, CP)

    Les enfants devaient être entraînés à se repérer dans la chaîne orale.

    Comme nous savons tous maintenant qu'une consonne n'émet pas de son et que le son d'une voyelle n'est pas forcément rigoureusement le même selon son environnement, la syllabe est revenue en maître, envahissant les méthodes d'acquisition de la phonologie.

    • On s'est mis à scander les syllabes depuis le berceau, à les compter en s'écharpant pour savoir s'il convenait de parler des syllabes orales, celles que l'enfant prononce, ou de syllabes écrites, celles qu'il lira et écrira.
    • On les a repérées, début, milieu, fin de mot...
    • On s'est même mis, dans certaines méthodes, à les mélanger, à l'oral, à en oublier une sur deux, à en remplacer une par une autre et autres petits jeux amusants

    J'avoue que je serai ravie si quelqu'un pouvait m'expliquer quel rapport ces exercices ont avec le fait d'observer attentivement une ligne de symboles regroupés en paquets au nombre semble-t-il aléatoire en les suivant au besoin de l'index et de dire à voix haute, ou directement, juste en demandant à ses yeux de transmettre l'information au cerveau  :

                  « Comme elle était jolie, la petite chèvre de Monsieur Seguin...»

    Repérer cette syllabe dans un espace symbolisant la chaîne orale (maternelle, CP)

    Et là on a usé et abusé de ces lignes de petits carrés placés sous des illustrations.

    La dictature de la syllabe

    Pendant deux à trois années de maternelle, puis encore une année de CP dans certaines écoles (je crois que, même au CE1, on continue parfois),  on coche, on colorie, on gribouille pour compter ou pour repérer la place de telle syllabe. 

    Associer ces syllabes orales aux lettres qui les composent (CP et depuis peu GS et même MS)

    Dans la plus pure tradition idéovisuelle, certains ont même imaginé qu'il était fondamental d'apprendre à associer le « dessin d'une syllabe » avec le son qu'elle produit.

    C'est ainsi que, dans certaines classes, on voit refleurir les syllabaires de 1850, et que les enfants doivent s'en servir pour écrire eux-mêmes des mots et des phrases.
    Dans le meilleur des cas[5] , ces syllabaires ont été composés avec eux :

    • Ils ont découpé en syllabes des mots qu'ils reconnaissaient visuellement (les prénoms des enfants de la classe, bien souvent) et ils ont appris à en repérer chaque élément à des détails signifiants pour eux.
    • Lorsque ces étiquettes sont devenues trop nombreuses, ils ont réfléchi à la manière de les ranger en prenant des repères à l'intérieur d'entre elles : toutes celles qui commencent par la lettre M, toutes celles qui finissent par la lettre A, etc. 
    • En regroupant  et croisant ces informations, ils en sont arrivés à ces tableaux à double entrée qui ressemblent comme des frères jumeaux, la patine du temps exceptée, au syllabaire de 1849 qui illustre le début de cet article.
    • Dans certaines classes, ils s'entraînent même à les lire à toute vitesse, comme au bon vieux temps d'avant. Imprégnation syllabique, ça s'appelle...

    La boucle est bouclée, encore un petit effort d'analyse et nous renouerons avec l'invention qui révolutionna le monde de l'écrit en le rendant simple et économique.

    Tout faire grâce à 26 symboles !

    Certains y sont déjà. Ceux qui, comme moi, n'avaient jamais compris pourquoi, tout à coup, les élèves auraient besoin de ce long détour compliqué pour arriver à boucler la boucle évoquée par P. Kergomard dans l'article signalé plus haut.
    Mais d'autres aussi, comme cette collègue[6] qui écrivait ce matin :

    Bonjour

    Je me rends compte en venant du CP qu’il est aussi facile de bosser le phonème que la syllabe. Et Céline Alvarez en parle dans ses vidéos en disant qu'à trop travailler sur la syllabe puis à déconstruire encore derrière en GS ou CP, on épuise les enfants et qu’ensuite c’est moins évident pour eux le phonème. La syllabe ne sert à rien en plus vraiment pour apprendre à lire, enfin si mais à « entendre » elle ne sert à rien ... ce sont les phonèmes qu’il faut entendre pour encoder. Alors je me pose la question de ne plus passer par la syllabe avec mes MS. Qui fait ça ?

    Oui, chère collègue, je suis parfaitement d'accord avec vous, avec Céline Alvarez, avec Maria Montessori, avec Pauline Kergomard, avec les auteurs de La Planète des Alphas, avec Thierry Venot et sa méthode De l'écoute des sons à la lecture, la syllabe, et encore pire, la syllabe orale, ne sert strictement à rien pour apprendre à lire et à écrire.
    Ce qui sert, c'est la correspondance lettre/son.

    Alors apprenons-leur à bien articuler, à ralentir l'émission vocale jusqu'à presque individualiser les phonèmes, associons dès le début l'écriture de la lettre tracée (en cursive), de la lettre vue (en minuscule scripte) et le son qu'elle produit, afin de ne pas privilégier uniquement les enfants dont la mémoire est auditive, et nous leur aurons évité non seulement le détour que vous évoquer mais aussi l'épuisement et les fausses-pistes dans lesquelles nous les avons entraînés depuis une dizaine d'années...

    Une autre façon de « faire de la phono » en MS :

    MS : La « phono » naturelle et familière (1)

    MS : La « phono » naturelle et familière (2)

    MS : La « phono » naturelle et familière (3)

    MS : La « phono » naturelle et familière (4)

    Notes :

    [1] Plaignez-vous, me direz-vous, encore quelques centaines d’années plus tôt, ces mots et ces phrases, c’était en latin qu’ils étaient écrits ! Encore une chance de moins de « faire du sens »...

    [2] École maternelle qui, à l'époque, je le précise, scolarisait les enfants jusqu'à sept ans et incluait donc notre CP.

    [3] Méthodes qui se servent des éléments que les élèves savent écrire pour leur apprendre à lire ce que d’autres ont écrit (aujourd’hui, des méthodes aussi éloignées les unes des autres que peuvent l’être la Planète des Alphas et la Méthode naturelle Freinet sont des méthodes d’écriture-lecture).

    [4] Alphabet Phonétique International

    [5] Nous ne parlerons pas du pire des cas, celui où les élèves lisent plus de syllabes que de mots, syllabes qu’on a composées pour eux devant leurs yeux et qu’on leur donne à lire isolées, ligne après ligne, comme la partie centrale de leur apprentissage de la lecture.

    [6] Si la reproduction de son message la gêne, qu’elle me contacte, je l’enlèverai et le remplacerai par un de ma composition.

     


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  • Commentaires

    1
    Claire
    Lundi 5 Mars 2018 à 20:15
    Aucun soucis pour mon commentaire. Au contraire j’assume totalement cette remise en question du dictat de la syllabe !
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