• L'alphabet des p'tits légumes

    L'alphabet des p'tits légumes

    Comme je suis en vacances et que ce  blog tourne un peu à  vide, un texte qui traînait dans un tiroir depuis un petit moment...

    L’ALPHABET

    Il fut un temps où l’on pensait que, pour apprendre à lire, il fallait d’abord longuement fréquenter l’alphabet. C’était l’époque où, dans les salles d’asile, au son du claquoir, les enfants de deux à sept ans assis sur des gradins répétaient en chœur, avec plus ou moins d’exactitude « Aaaa… Bééé… Cééé… etc. » comme ils répétaient la liste des départements, préfectures et sous-préfectures ou le « Je vous salue Marie » et le « Credo des petits enfants ». Cette époque disparut grâce aux efforts conjugués de Marie Pape-Carpantier puis de Pauline Kergomard.

    À partir de 1882, là où c’était possible, puis très vite dans toutes les villes et toutes les bourgades, on installa des écoles maternelles où, dans des classes qu’on essaya de rendre gaies et colorées, les petits enfants de moins de cinq ans jouaient, dessinaient, montaient, démontaient, cousaient, fabriquaient, construisaient, comptaient, calculaient, parlaient, écoutaient, chantaient et dansaient, sans jamais entendre parler de l’alphabet.

    Ce n’était que lors de leurs deux dernières années de maternelle, de cinq à sept ans, qu’ils découvraient qu’ils étaient désormais capables de tracer et de se servir de ces signes cabalistiques qu’ils avaient jusqu’alors vu utilisés par leurs maîtresses pour leur lire des histoires ou écrire au tableau le nom de l’objet qu’ils étaient en train d’observer et d’apprendre à utiliser.

    Alors, selon la sensibilité de la maîtresse, et sans doute celle de son Inspectrice Départementale des Écoles Maternelles, je ne vois pas pourquoi cela aurait changé, nos petits élèves apprenaient ou pas à psalmodier l’alphabet. Je ne l’ai jamais vu faire avant le CE2 dans mon enfance, mon compagnon plus âgé que moi de douze ans non plus, mais je ne pourrais pas jurer que cela ne s’est fait nulle part.
    Ce que je sais, c’est que ce n’était conseillé dans aucune Instruction Officielle et que ce qu’on y demandait, c’était que les élèves soient mis à la lecture le plus tard possible pour qu’ils y accèdent le plus vite possible .

    Jusqu’aux années 1970, donc, en classe enfantine ou section des grands, la seule chose que l’on demandait aux instituteurs et institutrices, c’était qu’ils abordent le principe alphabétique et apprennent à leurs élèves à écrire en lettres cursives tout comme on leur demandait de leur apprendre aussi les rudiments du calcul et l’écriture des chiffres.

    Qu’à cette occasion, les enfants aient aussi appris à psalmodier l’alphabet et à nommer « effe » la lettre F ou « pé » la lettre P, cela est possible, encore une fois. En revanche, la plupart des enseignants le combattaient puisque cet apprentissage rendait difficile celui de la combinatoire. On parlait alors plus volontiers de « fe » ou de « pe » qui permettaient plus simplement d’accéder à la compréhension et, de ce fait, à la lecture de « fa, fe, fi, fo, fu, fé » et de « pa, pe, pi, po, pu, pé ».

    D’ailleurs, si on lit le chapitre proposé en lien, on se rendra compte que ce départ de la lettre, pour aller à la syllabe avant d’accéder au mot et à la phrase n’est absolument pas celui conseillé par la fondatrice de l’École Maternelle et que c’est la phrase prononcée par l’enfant et transcrite par le maître qu’elle préconisait comme départ de l’apprentissage de l’écriture et de la lecture en maternelle. L’abstraction de l’alphabet, comme celle de la syllabe, ne pouvait venir, selon elle, pour de jeunes enfants, que du concret du mot énoncé par les enfants. Et c’était de ce concret que, progressivement, par la prononciation ralentie de cette phrase, par la comparaison visuelle de ses éléments, les lettres, que les enfants apprendraient que cette lettre à trois pattes qui commence le nom maman se prononce mmmmm.
    C’est l’époque où, les facilités matérielles aidant, dans bon nombre de familles, on achetait un Abécédaire à l’enfant à l’occasion d’une fête, par exemple. Et c’étaient souvent les parents, la grand-mère, quand elle savait lire, ou les frères et sœurs aînés qui apprenaient au petit à réciter son alphabet.

    Je me souviens que cela énervait beaucoup nos institutrices et nos formateurs qui se moquaient en disant « Ils sont bien avancés, ces pauvres enfants, quand ils savent réciter par cœur leur alphabet ! Savoir qu’un C s’appelle Cé n’a jamais beaucoup aidé à lire coq, cheval ou chocolat ! » et ils conseillaient aux parents d’offrir un autre livre que l’abécédaire où près de la lettre E trônait un éléphant, près du C, un coq ou un cétoine, ou de l’utiliser comme un imagier qui montrait de belles images mais n’apprendrait pas à lire à leurs petits.

    Puis sont venues, pour l’école maternelle, les années sans lettres. Tout au plus continuait-on à y écrire quelques mots, par la reproduction globale.
    Il aurait beau fallu, entre 1975 et 1995, apprendre l’alphabet, ou même le son des lettres, devant madame l’Inspectrice ou monsieur l’Inspecteur ! Je me rappelle d’une visite impromptue de l’IEN, venu pour autre chose qu’une inspection, alors que mes élèves de GS, au mois de mai, en 1987 (j’avais ma fille dans ma classe, le calcul est simple), écrivaient au tableau sous ma surveillance le mot papa en cursive. Ses paroles furent, au mot près : « Vous ne pouvez pas leur foutre la paix, à ces gamins ! Laissez-les jouer, ils ont bien le temps ! »

    Il me semble que c’est à cette époque-là que le savoir-faire s’est perdu. Tout à coup, on s’est mis à nous dire qu’il était à la fois extrêmement simple d’apprendre à lire et à écrire et extrêmement compliqué de bien le faire. Il est sûr qu’évacuer totalement le principe alphabétique de l’apprentissage d’une langue qui s’écrit justement à l’aide des lettres de son alphabet, ce n’est pas simple, ni pour ceux qui sont censés l’apprendre ni pour ceux qui sont enjoints de l’enseigner !

    Et c’est après cette époque-là, quand il s’est agi de réintroduire la lettre dans le programme des Écoles Maternelles, en 2002 , qu’on a vu se bâtir des séquences, des progressions, des programmations étalant sur les trois à quatre années de l’École Maternelle ce qui n’y avait plus jamais été enseigné depuis la lointaine époque des salles d’asile et des claquoirs !

    En effet, comme certains, dont les connaissances pédagogiques datent sans doute de cette époque « sans lettres », récusent totalement la possibilité de donner à la Grande Section, et à elle seule, un tout petit rôle dans l’apprentissage de l’écriture puis de la lecture, on tourne autour du pot.

    Pendant trois à quatre ans, on apprend aux enfants l’alphabet. Comme à la grande époque, celle où les enfants chantaient en chœur « abécédé» au son du claquoir. Sans doute n’existe-t-il plus de grand-mère, capable comme la mienne, d’y ajouter la suite qui nous faisait tant rire quand nous étions petits : « Abécédé, des carottes et des navets, eèfgéach, des poireaux et des patates ! ».
    On leur fait découper, coller, modeler, plastifier, ranger, décorer, barbouiller, détourner des lettres, des lettres et encore des lettres !

    Ce n’est pas grave et, après tout, ça ne mange pas de pain. Pourquoi pas les lettres, en effet ? On chante bien les mots, les phrases, les histoires, on découpe, colle, modèle bien les objets, les animaux, les personnes, les plantes, après tout. Réciter « abécédéeèfgéach… », c’est un peu moins créatif que « C’est un trou de verdure où coule une rivière » ou pour rester dans un répertoire plus enfantin « Jean-Petit qui danse », mais bon, cela sollicite la mémoire aussi. Et décorer un A, même si c’est moins drôle que de décorer un sapin de Noël ou un masque de Carnaval, c’est aussi une ouverture artistique utilisant la motricité fine.

    Ce qui est à mon sens plus grave, c’est qu’on évalue cela très régulièrement et très sérieusement dans certaines classes. Ce qui fait que, pour que cela progresse, comme ça, à vide, sans jamais comprendre à quoi cela sert, on y consacre un temps fou.

    On cherche des « fiches » sur internet, on fait entourer, recopier, réciter, repérer, ranger dans l’ordre des symboles abscons qui ne veulent rien dire pour les enfants puisque, pendant toute la durée de la scolarité maternelle, ils ne sont surtout pas confrontés à l’intérêt de cet apprentissage et que, par ailleurs, ce qui est considéré comme touchant à l’apprentissage de la lecture touche aux textes, aux phrases et à la rigueur aux mots, mais non mémorisés, et jamais aux lettres elles-mêmes. Il arrive même qu’on panique inutilement les familles en instaurant des séances de soutien individualisé.

    Et ce temps, où le prend-on ? Aux autres apprentissages, bien sûr ! À ceux qui sont réellement fondamentaux à deux, trois ou quatre ans ! Certaines classes écourtent les séances de motricité, là où l’enfant apprend à se mouvoir avec et au milieu des autres. D’autres réduisent celles de langage collectif, là où toute la classe se resserre autour de connaissances, de compréhensions, de savoir-faire communs. D’autres enfin ont supprimé les coins-jeux de leurs classes et leurs élèves évoluent d’un atelier dirigé à un atelier en autonomie en passant par un atelier semi-dirigé !

    Oui, mais c’est au programme, me direz-vous, alors que faire ? Que faire ? De l’École Maternelle, pourquoi ? C’est-à-dire de l’École pour les Petits.
    En Petite et Moyenne Sections, je serais d’avis de ne rien faire. Tout au plus un Jeu du Facteur tous les matins, en arrivant en classe, et deux ou trois jeux d’encastrement portant l’un les lettres de l’alphabet en minuscules, l’autre l’alphabet en majuscule et le dernier, les chiffres.
    En fin de Moyenne Section, on pourra ajouter des lettres rugueuses Montessori (cursive) si les élèves sont tous à l’aise avec les gestes de l’écriture liée (boucles, « pointes », ponts, courbes anti-horaires…).
    Si un enfant connaît le nom des lettres, on le félicitera, bien entendu, et on lui expliquera que, bientôt, en Grande Section, il apprendra à s’en servir pour écrire et lire des mots et des histoires. S’il demande quel bruit elles font, on le lui dira aussi et on lui donnera quelques exemples oraux.
    On dira par exemple : « La lettre èf, comme tu dis, fait ffff comme dans fffforêt, ffffarine, ffffigure, caniffff… ».

    Cela restera informel, au coup par coup, pour que, dans l’esprit des enfants, cela puisse continuer à incuber, qu’ils puissent multiplier et combiner librement leurs intuitions et garder le droit à l’erreur.
    Cela restera aussi informel pour garder du temps pour l’indispensable à deux, trois et quatre ans : la motricité large et fine, le langage oral, l’observation concrète du monde qui les entoure, l’écoute et l’apprentissage de la vie sociale.

    Et ce n’est qu’en Grande Section que, plutôt, à mon goût, sans psalmodie chantée avec ou sans son du claquoir, sans utilisation comme matériau de base en arts plastiques, on abordera les lettres écrites, lues, entendues et combinées en syllabes, mots et phrases.
    On pourra s’aider de jouets comme les petits personnages des Alphas, suivre une méthode progressive comme De l’écoute des sons à la lecture ou partir de l’apprentissage des gestes de l’écriture liée, comme le conseille D. Dumont dans ses ouvrages.

    Et si un jour un élève arrive au Quoi de neuf et propose d’apprendre à toute la classe la chanson que lui a chantée son arrière-grand-mère, s’il vous plaît, soyez gentils, pensez à moi et entonnez avec lui : « Abécédé, des carottes et des navets… Euhèfgéach, des poireaux et des patates » !

    L'alphabet des p'tits légumes
    Merci à   Sophie Borgnet  pour cette illustration !


  • Commentaires

    1
    Bang
    Dimanche 26 Juillet 2015 à 22:45

    Ma fille, arrivée de la crèche francaise à 3 ans à l'école américaine en Thailande, qui n'avait jamais vu une seule lettre de sa vie, ne parlait pas un mot d'anglais, ne savait pas tenir un crayon, a dû écrire une page de "A" au cours de sa première semaine de maternelle. Tous les autres élèves de cette école étaient familiarisés avec l'alphabet depuis leurs 18 mois. Ma fille avait vaguement suivi les contours de quelques "A"  et sa maîtresse avait écrit en appréciation "Incomplet"...


     

    2
    Lundi 27 Juillet 2015 à 09:13

    À quel âge a-t-on commencé l'apprentissage de la lecture, le vrai . Très tôt aussi, il me semble...

    • Nom / Pseudo :

      E-mail (facultatif) :

      Site Web (facultatif) :

      Commentaire :


    3
    Bang
    Lundi 27 Juillet 2015 à 22:57

    A 4 ans mais avec là il n'avait rien à dire, la méthode était très correcte au départ, tout ce qu'il y a de plus syllabique ("phonics"). En grande section en revanche, beaucoup de "sight words", du global donc, en parallèle avec le phonics, mais de la perte de temps sans autre conséquence puisque ma fille savait déjà lire couramment. L'écriture introduite sérieusement seulement au 2e trimestre de la GS, ce qui est tard étant donné que les enfants savaient déjà lire pour la plupart.

    A l'époque je pensais aussi que la répétition de l'alphabet était un prérequis obligatoire, il me semblait que la progression était logique. Les lettres introduites avec les sons, puis les logatomes, je trouvais ca logique.

    Cependant, sa prof de PS était extraordinaire pour tout ce qui était art et bidouillage. Donc ca n'a pas eu de grave conséquence. Tant que l'enfant de 3 ans bouge son corps et se sert de ciseaux, dessine, le reste, ma foi...

    A noter que cette précocité est assez nouvelle dans l'école américaine, les forums regorgent de témoignages de profs de maternelle américains qui regrettent "leur" école maternelle où ils ne faisaient que patouiller et jouer alors qu'ils doivent enseigner la lecture. Ils ne sont pas du tout persuadés en général de ce qu'ils font...

    4
    Mardi 28 Juillet 2015 à 10:04

    "Tant que l'enfant de 3 ans bouge son corps et se sert de ciseaux, dessine, le reste, ma foi..."

    Voilà, on ne saurait mieux dire... Là où cela devient ennuyeux, c'est lorsqu'on écourte les séances de motricité ou de "patouillage" (autrement nommés "arts visuels") afin de """remédier""" aux """"lacunes""" de ces pauvres petits catalogués "en échec scolaire".

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :