• Dessiner pour s'exprimer

    Dessiner pour s'exprimer
    Merci à Noémie, 6 ans 2 mois

    Comme promis, la suite du long article de Pierre Jacolino, paru sur son blog PédagoJ. Après l'introduction, nous passons maintenant au premier chapitre, consacré à celui qui fut longtemps considéré par l'école maternelle mais aussi élémentaire jusqu'aux grandes classes comme la première activité graphique à faire pratiquer aux enfants : le dessin libre.

    Petit moment d'histoire pour commencer. L'École des débuts conseillait le "crayonnage libre". Elle le considérait comme un moyen de tenir constamment l'imagination des enfants en éveil. Elle conseillait l'expression graphique spontanée et faisait illustrer librement les histoires lues et les textes écrits par les élèves eux-mêmes.
    À l'École Maternelle, on recommandait de faire dessiner les enfants tous les jours.

    Dessiner pour s'exprimer
    Merci à Joey, 3 ans 4 mois

    L'expression graphique libre disparaît des programmes d'enseignement à compter des années 1970, quand les activités d'éveil apparaissent.
    Bizarrement, cette époque de spontanéité revendiquée détrône le dessin, moyen d'expression simple. Elle l'intègre aux "arts plastiques" où "production" et "réception" d'œuvres se retrouvent au même niveau. L'enfant produira lorsqu'il aura vu (et compris ?) comment produisent les adultes.
    On lui donne un statut d'expert chargé d'analyser puis de s'inspirer de productions plastiques extérieures sans se rendre compte qu'on lui coupe les ailes.
    L'élémentarité de ses besoins et de ses capacités, l'importance de l'expérimentation réellement libre et personnelle, le développement de l'imagination par la valorisation de l'acte de création, la connaissance individuelle sensible des formes et des couleurs par l'action spontanée, tout cela disparaît des activités scolaires, même à l'école maternelle...

    Dessiner pour s'exprimer
    Merci à Noémie, 6 ans 2 mois

    Ce qui semble incroyable, c'est que c'est au moment où Célestin Freinet accédait au panthéon des pédagogues qu'on a évacué tout ce qui existait dans les programmes officiels dès les débuts de l'École Publique et qu'il s'était contenté de généraliser...

    I - Le dessin libre au centre de la classe ?

    Si le dessin doit prendre une place centrale dans les activités proposées à l'école primaire, encore faut-il s'entendre sur les modalités de son enseignement. Puisqu'il est une activité spontanément pratiquée hors de l'école par la majorité des enfants, il faut se demander dans quelle mesure cette spontanéité doit être conservée à l'intérieur de la classe. Pour cela, on ne peut éviter de prendre en compte les propositions du mouvement Freinet et de son ''dessin libre'', ce que ne fait pas l'école d'aujourd'hui.

    Le dessin libre : histoire d'une marginalisation

    Hormis dans les classes Freinet, le dessin libre n'est pas au centre de l'enseignement du dessin à l'école primaire. Les programmes de 2008 ne le mentionnent pas, et ceux de 2002, qui restent en quelque sorte les programmes officieux pour bien des inspecteurs et instituteurs, réservent l'expression graphique spontanée à la maternelle. Quant aux projets de programmes pour 2016, ils mentionnent rapidement le dessin libre et passent immédiatement à un long développement sur ''des temps plus structurés''1.

    Pourtant, dès 1909, les programmes préconisaient le ''dessin libre'' jusqu'au cours préparatoire, et même en cours élémentaire. Le dessin vraiment libre était certes réservé à l'extérieur de la classe, mais corrigé par l'instituteur, et le ''dessin libre'' fait en classe devait être ''d'après les leçons'' : il s'agissait d'un travail de libre illustration. Les programmes de 1923 et de 1945 reconduisirent sensiblement la même répartition, le dessin libre s'appelant dorénavant ''crayonnage libre''. Chez Freinet, c'était le dessin libre qui occupait presque tout le temps consacré au dessin.

    Il faut cependant tenir compte de la différence qui existe entre le ''dessin libre'' de Gaston Quénioux et celui de Freinet. Dans une école Freinet, le dessin libre fait en classe était entièrement libre, alors que cette appellation recouvrait à l'école communale un dessin d'illustration plus contraint. G.-H. Luquet, dans Le Dessin enfantin, écrivait en 1927 : '

    Ces exercices scolaires, malgré le nom de ''dessins libres'' dont on les décore, ne sauraient présenter le même attrait que des dessins pleinement spontanés, et le soin de l'exécution s'en ressentira forcément.2

    Dans les programmes de 1923, le ''libre crayonnage'' est cependant cité en tête des autres exercices graphiques. En outre, on le présente sans cesse comme la continuation de la tendance commune des élèves à griffonner les marges de leurs cahiers. L'illustration des leçons et des lectures n'est pas l'inverse du ''dessin libre'', comme peut l'être le dessin d'observation :

    Il faut aussi encourager, au lieu de la réprimer, la disposition si fréquente des enfants à enluminer de vignettes les marges de leurs cahiers de classe. En canalisant ce besoin de s’exprimer par des images, on évite ce qu’il a parfois d’intempestif, et l’on tient constamment l’imagination des enfants en éveil en leur demandant d’illustrer les histoires, récits et contes, sujets traités dans leurs devoirs scolaires.3

    Dans les grandes classes, il disparaît progressivement, ou plutôt, on ''l'externalise'' ''hors de la classe''. Cela tend à montrer qu'il est réservé aux plus petits des élèves, dans une sorte de concession à leur caractère changeant et spontané. Mais il n'est pas ignoré de l'Instruction publique, ce qui doit minorer l'originalité de Freinet et son opposition aux pratiques de l'école de la République.

    Chose étonnante ! L'école contemporaine de celle de Célestin Freinet faisait une place à l'expression graphique spontanée, alors qu'à partir de l'instauration des activités d’Éveil, jusqu'aux programmes de 1995 inclus, celle-ci ne fut plus mentionnée.

    Pour expliquer cette éclipse, on pourrait dire que le dessin libre subit aujourd'hui le retour de bâton qui a suivi la formidable promotion de la spontanéité dans les années 70, mais la formulation serait encore insuffisante. Dès cette époque, le dessin libre disparaît au profit d'une sorte d'extension généralisée des ambitions des programmes d'''arts plastiques'' : par exemple, les programmes de CE de 19774 mettent au même niveau la ''production'' et la ''réception'' des œuvres plastiques, et le dessin est noyé dans la longue liste, non hiérarchisée, des matériaux et des techniques à aborder dans le cadre des ''productions plastiques'' des élèves.

    Autrefois, le dessin était une technique ''élémentaire'' à laquelle était subordonnés les autres modes d'expression plastiques. Par la suite, on a voulu rendre possible dès la maternelle la pratique de l'intégralité des modalités d'expression artistique. Le dessin libre, qui aurait dû trouver tout naturellement sa place au sein du ''tiers-temps pédagogique'', a été sacrifié au profit d'un maximalisme programmatique s'opposant à toute idée de progressivité et niant la pertinence du concept d'''élémentarité''5.

    Aujourd'hui, le dessin libre semble disparaître là même où il avait sa place la plus naturelle, en maternelle. L'injonction de Pauline Kergomard :

    Le dessin doit entrer comme exercice régulier dans l’emploi du temps de l’école maternelle ; tous les enfants des deux sections devront dessiner tous les jours6

    est de moins en moins d'actualité, et l'on trouve dès la PS des séquences pédagogiques, et surtout des fiches, qui imposent aux tout-petits des thèmes et des démarches.

    Avant-guerre, Freinet étendait le ''dessin libre'' des programmes officiels au-delà des petites sections et le faisait rentrer dans la classe. Aujourd'hui, de plus en plus rares sont les classes de petite ou moyenne section où l'on laisse fréquemment à l'enfant le libre choix de ce qu'il veut dessiner et de la manière de le représenter.

    1http://cache.media.education.gouv.fr/file/Organismes/32/4/CSP-_Projet_de_programme-recommandations_337324.pdf, p. 43

    La syntaxe hasardeuse du projet de programmes laisse croire que l'on continue de parler du dessin libre. Mais le ''il'' ne désigne pas le dessin libre : il reprend le nom ''adulte'', qui n'était pourtant pas sujet de la proposition précédente !

    2Georges-Henri Luquet, Le Dessin enfantin, Librairie Félix Alcan, Paris, 1927, p. 135.

    3Gaston Quénioux, article "Dessin", Nouveau Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire, 1911.

    4http://jl.bregeon.perso.sfr.fr/Programmes_1978.pdf

    5De la même manière par exemple que l'apprentissage des bases en numération ou des groupes syntaxiques en grammaire.

    6http://michel.delord.free.fr/kergomard-educmater-s1-p3chap13.pdf

     Ensuite, Pierre nous développe les arguments en faveur d'une réintroduction du dessin libre dans l'école d'aujourd'hui.

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    Merci à Noémie, 6 ans 2 mois

    Quelle place aujourd'hui pour le dessin libre ?

    Or, si l'on veut redonner au dessin une place centrale dans les programmes du primaire, il faut bien se demander ce qu'il en est du dessin libre. Doit-il prendre toute la place au détriment d'autres formes de dessin ? À quel niveau ? Comment l'associer avec ses principaux ''concurrents'', l'expression verbale et le dessin ''imposé'' ?

    I C'est de la liberté que naît l'envie de s'exprimer.

    La liberté, un ingrédient parmi d'autres de l'expression par le dessin

    Si l'on en croit le mouvement Freinet, le dessin est le principal moyen d'expression des enfants, au moins jusqu'à sept ans1. Il supplante même ''l'expression verbale'', à laquelle il sert de support. Le ''trou'' constaté entre 8 et 11 ans, pendant lequel la qualité et de la quantité des productions graphiques spontanées refluent, serait d'ailleurs moins sensible chez les enfants les moins habiles à s'exprimer par les mots, confirmant ainsi la fonction expressive du dessin.

    Le dessin est donc, dans un premier temps, un ''dessin d'expression''. En effet, il permet, en représentant le monde, d'exprimer les représentations internes qu'en ont les enfants et les sentiments qu'il leur inspire. En cela, il est fondamentalement idéaliste.

    G.H. Luquet, pionnier des études sur les dessins d'enfant, qui fait encore référence dans les travaux de Wallon ou de Piaget, parlait quant à lui du ''réalisme'' du dessin enfantin. Mais il me semble que ce ''réalisme'' est surtout une manière de parler du caractère figuratif du dessin enfantin2. La notion, fondamentale chez Luquet, de ''modèle interne''3, tend à montrer que la référence du dessin de l'enfant n'est pas le monde mais l'idée qu'il s'en fait. Quand il parle ''d'intention réaliste'', il l'oppose au schématisme et à l'idéalisme4, ce dernier étant défini comme un ''enjolivement'' ou une ornementation de l'objet représenté.5 Le dessin enfantin, figuratif, cherche à représenter des objets du monde de manière exacte : mais ces objets passent encore par le prisme de représentations mentales très éloignées de leur forme véritable. Il s'agit donc, selon Luquet, d'un ''réalisme intellectuel''. 6

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    Merci à Lény, 6 ans 4 mois

    Malgré cet ''idéalisme'', cet exercice n'est pas perdu pour la cause empiriste, si l'on considère qu'il a pour conséquence une démarche graphique analytique-synthétique. Le dessin spontané des enfants se construit en effet par adjonction successive d'éléments d'abord prélevés sur la réalité, ou bien sur un modèle dessiné : les doigts disposés successivement de part et d'autres des bras, ou bien rayonnant autour de mains rondes, les cheveux hérissés sur la tête, les bras ajoutés à la tête, au tronc ou bien aux jambes, etc. Il en va de même pour les dessins d'enfants plus âgés : on ajoute des crevées aux manches d'un mousquetaire, un crochet ou une jambe de bois au bras ou à la jambe d'un pirate, etc. Le dessin libre, par sa dynamique additionnelle, nécessite en préalable une vision analytique du monde.

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    Merci à Maëlle, 6 ans 4 mois

    Tout naturellement, c'est l'à-plat qui est privilégié dans un premier temps, puisqu'il s'agit non pas de représenter un objet réel tel qu'il est vu, mais de le développer tel qu'on se le représente. Les formes sont délimitées par des contours de plus en plus fermés, et composent comme une marqueterie de compartiments juxtaposés. Les couleurs sont là pour remplir ces formes et les individualiser. Il ne nécessite pas en soi la manipulation de techniques variées, si ce n'est une précision toujours accrues du contour.7

    Il faut donc distinguer le ''dessin libre'' du ''dessin d'expression''. C'est ce dernier type de dessin, analytique-synthétique et idéaliste, qui permet véritablement l'expression enfantine. La liberté n'est donc pas absolument essentielle pour qu'un enfant s'exprime par le dessin. Il arrive qu'un sujet suggéré ou imposé soit accepté et investi par la volonté de l'enfant. On peut donc tout à fait pondérer l'exigence absolue de liberté des écoles Freinet et imaginer différents degrés de liberté dans les exercices de dessin proposés aux élèves.

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    Merci à Théo, 8 ans 6 mois

    Cependant, on a du mal à imaginer que, pour s'exprimer, les enfants puissent s'emparer de manière suffisamment régulière de propositions contraignantes émanant de l'enseignant, ce qui demanderait une docilité exceptionnelle et sans doute peu souhaitable. Ou alors, il faudrait justement que les élèves aient une grande habitude du dessin libre, une grande aisance graphique et une imagination débordante, ce qui nous renvoie à la nécessité de pratiquer le dessin libre.

    Plus tard, quand le dessin cesse d'être un élément majeur de l'expression enfantine, c'est souvent le simple fait qu'il soit libre qui lui conserve cette faculté d'expression. Quand l'enfant plus âgé désire croquer avec exactitude un animal ou un paysage, imaginer un dessin de mode ou un être de fantasy, le dessin le plus objectif garde une dimension expressive seulement parce qu'il est libre.

    1http://www.icem-freinet.fr/archives/tv/28/24-27.pdf

    2Georges-Henri Luquet, op. cit., p. 125 : ''Il y a deux sortes de dessin, le dessin figuré et le dessin non figuré ou, dans un sens large, géométrique.''

    3Georges-Henri Luquet, op. cit., p. 80 : ''La représentation de l'objet à dessiner, devant être traduite dans le dessin par des lignes qui s'adressent à l’œil, prend nécessairement la forme d'une image visuelle ; mais cette image n'est nullement la reproduction servile de l'une quelconque des perceptions fournies au dessinateur par la vue de l'objet ou d'un dessin correspondant. C'est une réfraction de l'objet à dessiner à travers l'esprit de l'enfant, une reconstruction originale qui résulte d'une élaboration fort compliquée malgré sa spontanéité''.

    4Georges-Henri Luquet, op. cit., p. 134.

    5C'est d'ailleurs sans doute l'attachement de l'école de la IIIe république à l'observation des choses, sous l'influence du positivisme et de l'empirisme, qui a fait que le ''dessin libre'' fut subordonné aux autres formes du dessin.

    6Georges-Henri Luquet, op. cit., pp. 165-203.

    7On verra que cette description est une vue de l'esprit et est nuancée voir bouleversée par des acquisitions techniques issues d'un besoin d'adéquation au réel et de l'observation des autres dessins.

    II L'enfant habitué à s'exprimer par le dessin continue en s'exprimant par l'écrit :

    Du dessin d'expression à l'expression écrite

    Le dessin d'expression est donc l'un des principaux, sinon le principal, moyens d'expression des enfants dans les petites classes de l'école primaire. Les Freinet concevaient ainsi le dessin libre comme un complément du texte libre. Il peut être d'une grande utilité pour pallier le hiatus existant entre le moment où les élèves apprennent à écrire et le moment où ils peuvent employer ce nouveau médium comme moyen d'expression.

    En effet, au CP et au début du cours élémentaire, il n'est pas possible pour un élève de raconter une histoire par écrit. Le paragraphe, a fortiori la suite de paragraphes, n'est pas envisageable avant la fin le CM. Quant à l'expression orale, celle-ci ne peut pas à elle seule servir de support à l'invention narrative des élèves : raconter une histoire ''comme dans les livres'' suppose d'écrire, de se relire, de fixer sur un support la progression de sa pensée.

    La tentation est forte de laisser les élèves écrire ''au kilomètre'', sans se soucier de l'orthographe, de la syntaxe ni de la ponctuation. Mais le danger est de faire prendre de mauvaises habitudes aux jeunes auteurs en dissociant le fond et la forme. On ne peut se contenter pour autant de brider leur désir d'expression, parfois débordant.

    Le dessin est le support idéal pour pallier les lacunes provisoires des élèves. Il peut illustrer un des passages d'une histoire lue par le maître ou inventée par les élèves. Il peut constituer à lui seul tout un épisode d'une histoire, souvent en représentant dans une même image plusieurs étapes de la même action.

    Ces dessins peuvent à leur tour servir de support à l'expression verbale, prolongeant le geste narratif contenu en puissance dans l'image. Il peut tout aussi bien être le prétexte à la rédaction individuelle ou collective d'un titre, d'une légende, qui duplique son contenu narratif. Il n'y a pas lieu de penser que cette dernière activité soit desséchante, parce que redondante avec le dessin lui-même. Georges-Henri Luquet explique ainsi que l'écriture de la légende, dans le cadre du ''réalisme intellectuel'', revient à juxtaposer une nouvelle propriété de la chose ou de la scène représentée, elle-même étant conçue graphiquement comme une juxtaposition d'éléments constitutifs.

    Dessiner pour s'exprimer
    Merci à Lison, 7 ans 6 mois.

    Il y a donc un continuum existant entre les expressions graphiques, orales et écrites, dans lequel le dessin joue un rôle intermédiaire. Il y a donc lieu de donner une place prépondérante au dessin, comme préparation de l'expression écrite et support de l'expression orale.

    En lui accordant cette place, on permettra en outre à l'exercice de la rédaction de s'enrichir tout naturellement. Le goût du détail présent dans le dessin enfantin s'oppose en effet à une tendance à la sécheresse de l'écrit. Il est difficile de faire comprendre aux enfants l'importance des détails, notamment descriptifs, qui font le sel d'une rédaction narrative. Bien souvent, ils enchaînent les péripéties à l'envi sans penser au spectacle imaginaire concret, fait de détails sensoriels, qui doit se dérouler dans l'esprit du lecteur1.

    Là encore, le dessin peut servir de support à des efforts descriptifs. L'élève illustre son propre récit, commente les détails choisis pour camper un personnage, un décor, une scène. L'ekphrasis, description d'une image artistique, serait ainsi une propédeutique à la description. Mais le rapport entre images et récit peut être encore plus souple. L'on peut substituer à un passage écrit une image jugée plus parlante, gloser à l'écrit des images séquentielles.

    L'enfant, jugeant souvent qu'il est plus facile de montrer ce dont on parle que de le désigner par des mots, est ainsi conduit de manière graduelle à substituer les mots aux images sans jamais exclure les images, en tout cas à l'école primaire.

    1Et encore plus maintenant où les élèves sont en contact très fréquents avec les images animées du multimédia (films, dessins animés mais aussi jeux vidéos).

    III Du dessin libre au dessin dirigé par l'observation

    Chez les plus grands, le dessin d'observation est la manière de passer du dessin entièrement libre au dessin plus dirigé. Par ailleurs, il est une étape, un exercice passager qui permet à l'enfant devenu grand, grâce à l'exercice de l'attention visuelle et de la coordination motrice nécessaire à la reproduction du réel qu'il a suscitées, d'exercer pleinement son autonomie graphique.

    Une liberté bien tempérée : rôle du dessin ''imposé''

    Il n'y a pas de raison que le dessin d'observation prenne trop rapidement la place du dessin libre. L'enfant sera de lui même enclin à s'inspirer de plus en plus de modèles réels, qui défient ses capacités graphiques de manière stimulante. Quant aux contraintes trop appuyées des adultes, Élise Freinet narre avec éloquence les freins à l'expression qu'ils peuvent constituer.

    Pour autant, même celle-ci reconnaît, déjà en 1938, que le rythme du dessin libre ne peut être le même dans les petites et les grandes classes de l'école primaire :

    Pour les tout-petits, la leçon de peinture sera facilement quotidienne. Pour les grands cela dépendra des appétits de chacun. Un enfant, deux, trois enfants particulièrement doués, peuvent peindre chaque jour. Pour la majorité de la classe peut-être un exercice quotidien pourrait être un peu oppressif et d'ailleurs risquerait de plonger le maître dans de grandes angoisses relativement à l'emploi du temps !

    S'il serait ''un peu oppressif'' d'imposer exercice quotidien de dessin libre, c'est bien que les élèves plus grands ressentent moins le besoin de s'exprimer ainsi, et que celui-ci ne peut constituer pendant toute la durée de l'école primaire le principal exercice de dessin.

    Il semble donc qu'en maternelle, la dominante doive être le dessin libre, progressivement accompagné de dessins d'observation à sujet imposé. Par la suite, le dessin libre doit pouvoir être proposé jusque dans les grandes classes, en lien avec les leçons et les lectures, mais sans exclure des inspirations plus personnelles ou en lien avec la vie de classe. L'important est que le dessin libre ne devienne pas, paradoxalement, un exercice imposé.

    Point n'est besoin d'un enseignement systématique du dessin libre (ce serait un comble !) L'instituteur n'a à jouer, pendant la conception du dessin, qu'un rôle d'étayage, répondant aux questions, esquissant un modèle sur demande de l'élève, entamant une discussion pour comprendre l'intention de l'élève. Il s'agit donc de faire verbaliser les élèves, en développant et précisant le sujet du dessin, afin éventuellement de l'enrichir. L'instituteur est un catalyseur permettant à l'élève de faire usage de sa liberté d'expression.

    Il ne faut pas craindre cependant de restreindre quelque peu la liberté de l'élève, en suggérant des illustrations de leçons, de lectures, de situations de la vie de classe, ou même de sujets ouverts : on l'a vu, ces exercices peuvent être des vecteurs d'expression. Mais ces suggestions ne doivent pas être systématiques, et ne doivent pas dégénérer en contraintes. Si l'élève s'écarte, emporté par son imagination ou la tentations d'un tracé particulièrement suggestif, il suffit de constater l'écart sans le déplorer. La répétition des mêmes motifs est constitutive de la pratique du dessin par les enfants : elle permet la satisfaction d'un désir d'expression, l'appropriation technique et mentale d'une représentation graphique, et sert de support aux variations ultérieures. Suggérer un dessin peut en revanche servir à débloquer certaines pannes d'inspiration. D'ailleurs, les enfants demandent parfois eux-mêmes qu'on leur indique quelque chose à dessiner.

    En outre, on ne peut être plus ''libertaires'' que le mouvement Freinet lui-même, qui reconnaissait dès 1938 le rôle important d'un enseignement du dessin d'observation. En 1938, le document interne de l'ICEM, Le dessin libre1, voyait M. Davau décrire la technique de la peinture à la colle, puis défendre le ''dessin d'imitation'' :

    Nous laissons faire aussi du dessin d'imitation, parce qu'il plaît aux enfants et qu'il est plus éducatif qu'on le croit généralement. Certains prétendent que les dessins copiés n'ont aucune valeur, d'autres disent même qu'ils sont nuisibles parce qu'ils tuent toute personnalité... Pourtant, c'est bien des dessins copiés, nécessairement copiés, qui constituent les illustrations de certains cahiers (histoire, sciences...) Pourtant, c'est bien ainsi qu'étudient les élèves des Écoles des Beaux-Arts lorsqu'ils vont poser leur chevalet devant une toile de maître dans un musée. Par l'attention soutenue que ce travail de reproduction nécessite, par la technique qu'il révèle et dont les enfants profiteront dans leurs travaux personnels, j'en fais, au contraire, un bon exercice passager.

    Élise Freinet concluait :

    Davau vous a exposé ce que nous appellerions la conception scolastique de la peinture à la colle : dessins d'après nature, copies, dessins à vues, reproductions de tableaux historiques, etc...

    Cela peut être une première étape, qui vous prouvera que vos élèves sont capables de réussir quelque chose. Mais nous souhaitons que ce ne soit qu'une étape comparable à l'étape qui a été l'initiation littéraire et le pastiche et que l'expression libre a radicalement dépassée.

    On voit donc que le dessin libre n'excluait pas les autres formes de dessin, mais que ceux-ci étaient conçus comme des ''exercices passagers'', des ''étapes'' menant au véritable exercice de l'autonomie graphique.

    1http://www.icem-freinet.net/~archives/benp/benp9/benp9.htm

    Et en conclusion :

    En imposant la pratique du dessin libre aux enseignants dans leurs classes (peut-être en leur supprimant quelques heures entre eux et en rendant ces heures aux élèves), on ouvrirait l'école sur la vie de l'enfant et l'enfant sur les possibilités "scolaires" que cette conquête du geste graphique lui permet désormais. 
    Sans aucun doute, nos élèves y gagneraient bien plus qu'avec toutes les activités périscolaires externalisées qui distendent ou même cassent ce lien indispensable à la prise en compte de la globalité du monde enfantin.

    Ainsi, le dessin libre est une composante essentielle de la pratique du dessin à l'école primaire. Majoritaire en maternelle, elle peut être réduite par la suite, sans jamais perdre droit de cité. Il nous semble par exemple dommageable de le reporter hors de la classe dès le début de l'école élémentaire, ou bien de le supplanter entièrement par le dessin d'illustration des cours. Garder un peu de temps pour une expression graphique spontanée est important pour conserver le lien entre les exercices scolaires et les jeux propres à l'enfance, entre l'école et la vie1.

    Surtout, il pourra ainsi servir de réceptacle à tous les apprentissages graphiques des élèves dans les autres domaines de l'enseignement du dessin, à savoir le dessin d'observation et le dessin géométrique.

    1On voit donc le ''manque à gagner pédagogique'' que constitue la réduction du nombre d'heures de cours au primaire, et l'externalisation probable des activités de dessin libre dans le cadre des activités périscolaires à la suite de la réforme des rythmes scolaires de 2013.

    Dessiner pour s'exprimer
    Merci à Maëlle, 6 ans 4 mois

     À très bientôt pour la suite : Dessiner pour appréhender le monde.

    Dessiner pour s'exprimer  Merci à Maia, 9 ans.


  • Commentaires

    1
    Samedi 20 Septembre 2014 à 15:45

    Merci Catherine.Tes titres sont même mieux que les miens. 

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