• Coupée du CP ?

    Coupée du CP ?
    Merci à J., MS ou GS, je ne sais plus, pour ce "merveilleux" contre-exemple...

    « Non, le programme pour l’école maternelle 2015 n’est pas « coupé » du CP » affirme Mireille Brigaudiot dans un article paru hier dans le Café Pédagogique.

    Autant tout vous dire, je n'ai pas lu l'article. Je me suis contentée du titre. Tout simplement parce que, si on lit attentivement les programmes de 2015, tout comme ceux de 2008 d'ailleurs, ou encore ceux de 2002 ou de 1995, ou même ceux de 1986, on peut constater qu'en effet, selon comment on les interprète, ils peuvent ne pas couper les enfants des attentes du CP.

    Pas la peine de lire ce qu'on sait déjà.

    En revanche, si nous parlons des usages en maternelle, là, en effet, certains coupent les plus faibles de nos élèves de ce qui leur sera utile au CP. Quelques exemples, parmi les plus flagrants ? Attention, j'y vais crescendo du moins au plus « clivant ».

    Les ateliers tournants

    Très souvent les connaissances de type « scolaire savant », qu'elles soient relatives à la préparation à l'écriture, à celle de la lecture ou à la structuration de la pensée, sont transmises par l'enseignant (ou par l'Atsem, parfois) au sein d'un petit groupe de 6 enfants ou moins pendant que le reste de la classe est installé à plusieurs tâches en autonomie.

    Il arrive aussi que cette organisation prévale pour ce qui est le cœur des programmes de maternelle : le langage oral.

    Il s'en suit un rythme très lent de la progression, puisque ces connaissances ne peuvent être transmises à tous, chaque jour. Cela nuit énormément aux enfants les plus éloignés des savoirs scolaires puisque les dits savoirs ne sont abordés  que de loin en loin, pas toujours avec le professeur, et qu'ils n'interfèrent plus ensuite avec ce qu'ils considèrent comme l'essentiel de leur vie : les jeux libres avec les copains de la classe. 

    Lorsqu'il s'agit du langage oral, à ce rythme très lent s'ajoute obligatoirement un pointillisme qui mène à traiter pendant ce temps d'atelier un point de vocabulaire ou une structure de phrase, un peu comme en élémentaire ou dans le secondaire quand on étudie tel jour à telle heure l'accord de l'adjectif avec le nom ou la phrase interro-négative.

    Ceci est très préjudiciable aux plus fragiles de nos élèves puisque, pour réussir à faire passer cette langue riche et soutenue, il faudrait au contraire que ces éléments soient brassés, croisés, rapprochés les uns des autres du matin au soir pendant toutes les heures actives de la semaine scolaire. 

    Il s'en suit aussi un manque d'habitude du travail en groupe-classe qui va énormément nuire à l'enfant qui entre au CP : difficultés à écouter quelqu'un qui parle au sein d'un grand groupe, à rebondir sur un sujet, à fixer un même point (une illustration, un objet, une personne, un animal, ...) en même temps, à mener une recherche ou exécuter une tâche en coopération, ...

    Dernier avatar : l'occupationnel. Lorsque, dans une classe de 25 à 30 enfants de 2, 3, 4 ou 5 ans, 4 à 6 sont occupés avec l'enseignant, et 4 à 6 avec l'Atsem, il en reste entre 13 et 22 à occuper seuls ! Ce qui est énorme... Même dans un séminaire d'adultes, on ne réunirait pas dans la même pièce 30 personnes dont une grosse vingtaine est censée s'occuper seule sans déranger les groupes voisins !

    Alors, on a cherché... Et on a trouvé des tas de solutions... qui se sont toutes révélées inapplicables pour peu qu'on ait une classe un peu tonique composée d'un peu trop d'enfants pas forcément bien policés à la maison (je rappelle que le rôle premier de l'école maternelle fut justement de policer un peu les enfants dont les familles peinaient à accomplir cette tâche).

    La dernière en date, c'est ce qu'on appelle les AIM (activités individuelles de manipulation). Des petites tâches individuelles, très répétitives, très scolaires, parfois un peu chiantounettes sur les bords, comme enfiler des élastiques à cheveux sur un bouchon, déplacer des boules de cotillon à la pince à cornichons ou encore toute cette myriade d'activités autour des chiffres, des lettres et... de la pince à linge ! Une symphonie à elle toute seule, la pince à linge.

    Si bien qu'arrivent au CP quelques enfants qui ne peuvent plus voir une activité en atelier autonome en peinture, qui n'ont pas été exercés par un adulte attentif à communiquer, échanger, chercher avec d'autres enfants et qui, étant comme tous les autres êtres humains depuis la nuit des temps des êtres sociaux, ont choisi le détournement systématique de ces « jeux qui n'en sont pas » pour le plus grand bonheur de la foule de leurs admirateurs...

    Les albums à tout faire

    Il ne se passe pas un jour sans que je lise dans les groupes "Maternelle" sur les réseaux sociaux : « Je cherche pour ma classe de (au choix) TPS, PS, MS ou GS un album pour introduire (au choix) les plantations, le schéma corporel, le printemps, la vie au Moyen Âge, les nombres de 10 à 20, la couleur blanche du cheval d'Henri IV ou encore les ratons-laveurs . »

    Et il ne se passe pas cinq minutes ensuite sans que je lise en-dessous 36 000 propositions d'albums qui vont ouvrir la porte de ces découvertes à tous les bambins de la classe, qu'ils soient habitués ou non à feuilleter des albums et à écouter des histoires.

    Ce sont souvent les mêmes albums, rassurez-vous. Entre le loup qui illustre cet article et la petite chenille qui fait des trous depuis maintenant plus de 40 ans, le choix est vraiment très conditionné bien plus par les habitudes dont je parlais plus haut que par des programmes qui seraient prédictifs de quoi que ce soit de catastrophique ou d'excellent, comme le croient ceux qui n'ont jamais enseigné au long cours dans des classes d'école maternelle et de CP.

    Ces albums sont apportés de l'extérieur par un enseignant pétri de bonne volonté. Ils sont souvent exploités jusqu'à plus soif pendant des jours et des jours, voire des semaines ou même plus d'un mois. Ils donnent lieu à des activités stéréotypées telle celle qui illustre cet article, qu'elles aient lieu sur fiche ou au cours de rituels oraux de mémorisation de vocabulaire, d'acquisitions de tournures syntaxiques qui  bien vite tournent aussi bien en boucle que le bouffe-fiches traditionnel, et ce malgré leurs jolies « boîtes à mots » ou leurs « carnets de bord de la classe ».

    Alors, bien sûr, ces albums gardent leur atout d'objet littéraire apportant à celui qui peut les capter des connaissances tant langagières que culturelles. Le problème étant qu'ils ne les apportent qu'à ceux qui peuvent les capter. 

    Ce qui fait que là où 100 % des enfants de TPS/PS auraient été captivés par un bac de terreau, des pelles, des râteaux, des sachets de graines et quelques pulvérisateurs ou que là où 100 % des enfants de GS auraient adhéré à la recherche collective suscitée par les deux Playmobil® apportés par Marwan ce matin, souvent nous ramons et trouvons certains de nos élèves « pas encore entrés dans les apprentissages » ou bien « trop éloignés de l'école », « présentant des troubles de l'attention », « n'ayant pas intégré le statut d'élève », « ayant besoin d'un suivi spécialisé », quand ce n'est pas encore plus discriminatoire... 

    L'entrée au CP nécessite un intérêt pour l'école, mélange de curiosité intellectuelle et connaissance des ressources matérielles que cette institution centenaire offre pour satisfaire cette curiosité.

    Tout irait bien et nous n'accueillerions plus au CP des enfants dont on voit dans le regard qu'ils baissent le rideau dès que nous arrivons au coin-langage avec un grand sourire et un album fétiche sous le bras si les albums arrivaient en dernier, en conclusion d'un travail concret sur les plantations, le schéma corporel, le printemps, la vie au Moyen Âge, les nombres de 10 à 20, la couleur blanche du cheval d'Henri IV ou encore les ratons-laveurs, comme je le suggérais déjà ici, sans toutes ces activités stéréotypées qui, excusez-moi, sont des véritables « tue-l'amour » du français en général et de la lecture en particulier,  !

    L'alphabet et les chiffres

    Encore un autre tue-l'amour, celui-là ! Franchement, essayez de vous rappeler vos 3 ans. Si on vous avait proposé d'un côté de la pâte à modeler, des crayons et de la peinture de couleurs vives, des poupées, des voitures et des animaux en modèles réduits, des cubes, des barres, des perles et des volumes qui s'emboîtent, des paires de ciseaux, du papier et de la colle, du sable, des pelles, des seaux et des râteaux et enfin quelques puzzles, quelques images, quelques albums en libre-service et de l'autre des chiffres, des lettres et des pinces à linge, qu'auriez-vous choisi ?... 

    Restez désormais à votre place et imaginez que vous avez envie d'apprendre à tricoter, à jongler avec six balles, à sauter en parachute ou quoi que ce soit d'autre que vous n'ayez encore jamais fait... Que choisiriez-vous comme école ? Celle qui, après vous avoir fait pratiquer quelques activités simples autour de l'art que vous convoitez de maîtriser, vous mettrait le pied à l'étrier et vous laisserait repartir chez vous après chaque séance avec quelque chose en plus que vous auriez pu réaliser et que vous sauriez reproduire seul ? Ou celle qui, pendant des années (la moitié de votre vie parfois), vous montrerait les outils qui vont vous servir à l'exercice de cet art difficile que vous aurez un jour le droit de pratiquer mais pas tout de suite et pas ici ? 

    Est-il besoin d'aller plus loin ou avez-vous compris où je veux en venir ?

    Une phrase pour vous éclairer, une de celle qui a dominé la maternelle pendant des décennies et qui aurait grandement besoin d'être réaffirmée : « Il faut mettre les enfants à la lecture le plus tard possible pour qu'ils apprennent à lire le plus vite possible. » (Pauline Kergomard)

    Nos petits CP actuels arrivent en élémentaire écœurés par trois années de matraquage des sous-savoirs dits fondamentaux (recherche de l'initiale de son prénom, cartes à pinces des lettres dans les trois écritures, lotos, puzzles, ...) et de tests divers et variés pour savoir si, enfin, ils connaissent leurs lettres et leurs chiffres !

    Il y a des millions de choses à faire en TPS, PS et MS pour les préparer à être un jour capables d'associer a, A et a, de distinguer 6 de 9 et b de d, ou encore de comprendre que b.a.ba, c.o.co et ainsi de suite. Ces activités peuvent être ludiques, instructives, joyeuses tout en restant formatrices et en ouvrant les enfants au monde des lettres et des chiffres.

    Il y a une méthode toute simple pour amener doucement les élèves, tous les élèves, pendant la seule année de GS à s'intéresser aux petits bouibouis noirs qui constellent les pages de leurs livres préférés. Et cette année de GS suffit amplement pour qu'à l'entrée au CP tous les élèves (à quelques très rares exceptions près) connaissent au moins le son que transcrivent les voyelles et la plupart des consonnes et sachent écrire et lire les nombres de 0 à 10 ou même 20.

    Et ça, c'est amplement suffisant pour entrer au CP et dominer aisément le contenu de la première page de n'importe quel livret de lecture ou fichier de mathématiques. À bien y réfléchir, c'est même beaucoup trop et le temps serait bien mieux occupé en grande section à faire autre chose...

    La file numérique

    Celle-là est un peu en perte de vitesse, ce qui n'est pas un mal. J'ai cependant très peur qu'elle revienne en force depuis qu'un illustre neurologue a imaginé qu'apprendre à additionner ou soustraire, c'était pointer une à une les cases de l'alphabet sans fin qui trône dans les classes, qu'on l'appelle file numérique ou poutre des nombres. Sans parler de tous les savantes conclusions que le fameux « compas dans l'œil » serait censé procurer à tout enfant risquant de devenir plus tard un premier de cordée...

    Or, c'est justement ce statut d'alphabet sans fin qui nuit grandement à la construction du principe de la numération dominante actuellement sur Terre.

    Il y a quelques milliers d'années, un peuple, pour faire court les Arabes, ont réalisé qu'avec dix signes seulement (et un point ou une virgule), on pouvait représenter toutes les quantités de la plus infime à la plus astronomique, simplement en faisant varier la position de ces signes dans le nombre !

    Bien sûr, ce principe est difficilement explicable à un enfant de 2, 3 ou 4 ans. C'est pourquoi, le plus simple avec eux, c'est de ne pas écrire les nombres. Ou alors très occasionnellement, en tant qu'adulte expert, quand on en a vraiment besoin, de se substituer à eux (par exemple, si nous avons besoin que 3 parents nous accompagnent au marché le mardi 25 mars, à 10 h 30,  pour acheter 5 oranges, 5 mandarines, 8 pommes et 1 sachet rempli de raisins secs, les chiffres seront écrits par le maître sur l'affiche qu'on apposera devant l'école, sous les bonshommes et les fruits dessinés par les enfants eux-mêmes afin qu'ils touchent du doigt ce que représente la quantité 5, 8 ou 1 et, sans forcément d'explication dans la date et l'heure).

    Quant aux GS, avec une méthode progressive, pratiquée chaque jour, en groupe-classe pour aller plus vite, sans pinces à linge pour être moins ennuyeuse, ils auront bien assez de leur année scolaire pour apprendre à compter oralement de 0 à 20 ou 30 (et même bien plus loin pour la plupart d'entre eux), savoir lire les nombres de 0 à 9 et commencer à comprendre concrètement, grâce à des objets de la vie réelle (la monnaie, les réglettes Cuisenaire, perles Montessori, ...),comment à partir de « dix » on peut reprendre les mêmes symboles (les chiffres) pour écrire les quantités.

    Et ce n'est que lorsque ce principe de numération de position sera compris que la file numérique, la poutre des nombres ou le château pourront commencer à être construits, avec eux, comme résultat final d'un apprentissage. Mais là, ils seront au CP depuis déjà 5 ou 6 mois, pas en PS, en MS ou même en GS...

    L'écriture en capitales

    En France, il est en usage d'écrire en cursive. Tout le monde ou presque, du moment où il a 6 ans ou plus, écrit en cursive... Ailleurs, c'est différent. Mais en France, c'est comme ça. Dans toute la France et tous les pays francophones.

    Toute ? Non... Un petit village d'irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à l'envahisseur ! J'ai nommé : la MATERNELLE où, allez savoir pourquoi, en dépit des programmes qui ne l'exigent pas, on entraîne longuement les enfants À ÉCRIRE EN CAPITALES D'IMPRIMERIE !

    Et ça, c'est récent... Et c'est bien dû à des programmes. Des programmes qui ont fait sortir les yeux de la tête aux professeurs des écoles chevronnés quand on leur a demandé de les analyser avant de renvoyer leurs conclusions et remarques à leur IEN (qui les a fait trier les réponses remontées du « terrain » par ses Conseillers Pédagogiques,  puis qui  a lui-même envoyé le résultat de cet écrémage plus haut jusqu'à ce que d'écrémage en écrémage, on décide en haut lieu que décidément, ces nouveaux programmes étaient formidables et qu'ils répondaient point par point aux attentes des personnels sur le terrain).

    C'était en 2002, après 16 ans d'acquis très minimalistes en écriture, (« de l'ordre de l'observation », mentionnent les programmes 1986, puis « premiers exercices d'écriture autonome par copie », en 1995) ne précisant plus le type d'écriture à exiger. Je vous rassure, encore une fois, les programmes passent mais les usages restent. Dans la plupart des classes de GS, jusqu'en 1995 à peu près, les enseignants apprenaient à leurs élèves, en GS exclusivement, à écrire en cursive et une immense majorité de ces enfants arrivaient au CP bons « copieurs d'écrit en cursive sur cahier 3 mm ».

    D'où est sortie cette histoire de capitales d'imprimerie, je n'en sais rien... Et pourquoi, je m'interroge encore... J'ai sous les yeux le livre de Célestin Freinet « La méthode naturelle » dans son tome consacré à l'apprentissage de la langue écrite (1968). Ce livre fourmille d'exemples d'écriture produite par des enfants de 5 ans et plus : tous ces exemples montrent une écriture cursive (sauf un où l'enfant a copié des mots en minuscules scriptes).

    Et là, nous arrivons vraiment aux usages néfastes. Comment voulez-vous qu'un enfant dressé dès son plus jeune âge, avant même d'avoir éprouvé le pouvoir communicationnel de la trace (dessinée ou écrite), avant même d'avoir pris conscience d'un espace à trois dimensions organisé, puisse avoir besoin de savoir reproduire les lignes droites verticales, horizontales et obliques de l'écriture capitale sur un espace à deux dimensions qui aurait un haut et un bas alors qu'il est plat ?

    Comment voulez-vous que cet apprentissage (je dirais plus volontiers bourrage de crâne) majoritairement à base de traits droits interrompus puisse le préparer à l'écriture qu'il pratiquera ensuite toute sa vie, alors que celle-ci est faite de tracés aussi continus que possible, principalement à base de courbes ?

    Les plus habiles y arrivent, me direz-vous. Oui, mais, voilà, et les autres ? Ceux qui auraient bien eu besoin de trois années de dessin à outrance, de peinture, de pâte à modeler, de perles à enfiler, de petits cubes à emboîter pour construire un garage ou un pistolet (grrrrr !) avant d'arriver à ôter leurs gants de boxe pour tracer d'un geste assuré de belles boucles, pointes, rotations et de superbes ponts qui leur auraient permis d'entrer au CP, l'esprit clair et le front haut, prêts à passer de ces quelques mots tracés d'une main sûre aux écrits plus longs de l'école élémentaire ?

    Dire que ce savoir s'est perdu au point de devoir maintenant proposer un cahier pour la MS où, malgré la présence de ces fichues capitales en fin d'ouvrage, on réexplique aux enseignants que leurs petits élèves doivent d'abord jouer avec leurs doigts pour chanter des comptines et mimer des situations, des personnages ou des animaux, malaxer de la pâte à modeler, gribouiller, colorier, diriger fermement leur crayon d'un point à un autre, etc. ! 

    Alors ça, oui, Madame Brigaudiot et Monsieur Dehaene, c'est un avatar des programmes à combattre avec force si l'on veut aider les enfants à réussir leur CP !

    Plus du tout d'écriture en capitales d'imprimerie à l'école maternelle ! Plus d'écriture du tout en TPS, PS et MS, juste du dessin, de la peinture, du crayonnage, du modelage, du déchiquetage, de la manipulation de petits objets, des comptines mimées, de la couture et du piquage, histoire que tous arrivent en GS sans gants de boxe.

    Et dès les premiers jours de l'année scolaire, une progression quotidienne permettant aux élèves de GS de passer de la tenue du crayon au placement du cahier devant eux, puis de la maîtrise de ces outils de l'écolier aux gestes de l'écriture cursive et on aura fait un grand bond en avant... malgré les habitudes qui, quoi que nous fassions, ne changeront que très, trop lentement, hélas.

    Le comptage des syllabes

    Encore une tradition qui a la vie dure, on ne sait pas trop pourquoi. Sans doute parce qu'elle est facile à mettre en œuvre et qu'elle permettait, à l'époque du bouffe-fiches, de multiplier les exercices de ce type, sur tous les thèmes retenus et avec tous les albums exploités. Elle peut encore être très utile pour occuper un groupe d'enfants en autonomie grâce à une douzaine de fiches plastifiées et un nombre respectable de bouchons de bouteilles d'eau minérale.

    Sinon, je ne vois pas. Elle était déjà fort peu utile lorsque, pour apprendre à lire, les enfants étaient amenés par leur professeur à décortiquer un certain nombre de phrases acquises globalement. Elle ne l'est plus du tout depuis que la plupart des méthodes de lecture partent de la lettre, passent par la syllabe et n'arrivent au mot et à la phrase que bien plus tard.

    Avec cette nouvelle façon de faire, l'enfant voit en premier la lettre s'associer aux autres pour former la syllabe. Il n'y a rien à compter. Il voit ensuite la première syllabe s'associer à une autre, puis encore une autre et éventuellement encore une pour former un mot. Il n'y a toujours rien à compter...

    Oui mais, il écrit aussi, me direz-vous... Oui, il écrit. Avec la nouvelle façon de faire, il écrit d'abord une lettre qu'il apprend à associer à celle qu'il sait déjà écrire pour écrire une syllabe. Il n'a rien à compter. Un peu plus tard, on va lui demander d'écrire d'abord une syllabe puis une autre, pour former un mot. Toujours rien à compter...

    Ceci dit, après tout, ce n'est pas si grave. Ça ne sert à rien, d'accord, mais il y a tant de choses qui ne servent à rien, après tout.

    Le problème vient encore une fois des usages. Quelqu'un, quelque part, devant la difficulté de la tâche, et son peu d'intérêt sans doute, a décrété qu'en maternelle, cette activité devait rester orale. Ça, c'était à l'époque où après une dizaine d'années de bain d'écrits, sans aucune référence aux lettres qui les composaient, on en revenait à un minimum de "syllabique" au CP... Il n'était pas question de « faire du mini CP » et (sous-entendu) d'introduire un semblant de syllabique à l'école maternelle où la lecture restait globale (les jours, les prénoms, les titres d'album, les noms de personnes, d'animaux ou d'objets relatifs au « projet » en cours...).

    La personne qui a lancé ce choix a alors décrété qu'en maternelle, les syllabes qu'on psalmodierait seraient les syllabes orales ! Uniquement les syllabes orales... Interdiction totale de choisir comme base à l'articulation syllabique la syllabe écrite comme le font le plus souvent les comptines et les chansons :

    Au clair de la luuuu-nnneee,
    Mon ami Pierrot,
    Prê-teee moi ta pluuuu-mmme
    Pour écrir' un moooot

    Frè-reeee Jac-queeees, Frèreeee Jac-queees

    Qu'est-c' qu'ell' a donc fait,
    La p'tit' hirondel-leeee ?

    Il y a mê-meee des canards
    Qui bar-bo-teeeent dans la mar'  !

    Etc.

    Et là, en effet, encore une fois, car rien dans les programmes qu'ils soient de 2002, 2008 ou 2015, ne précise qu'on doit envoyer droit dans le mur tous les enfants des régions de France où la finale des mots est quasiment escamotée. Hélas, rien ne dit non plus qu'on doit au contraire combattre cette tendance à dire une « fi » au lieu d'une « fille » en appuyant légèrement sur le e final histoire de le faire percevoir à l'enfant.

    Pour une fois, c'est particulièrement aux enfants performants que cette habitude nuit, ceux qui pendant leur année de GS ont commencé à encoder spontanément et qui, arrivés au CP, découvrent avec stupeur que non seulement l'usage est d'écrire en cursive mais qu'en plus TOMAT, cela se lit « toma » et non « tomate » et  que TÉLÉFON, cela se lit « téléphon » et non « téléphone ».

    Et comme ce sont des enfants performants, habitués à réussir, le choc est d'autant plus brutal. Passer du statut d'élève en avance à celui d'élève en échec partiel, c'est douloureux. Et ce serait si facile à éviter.

    L'écriture inventée

    Dernier choc pour ces enfants-là, c'est leur capacité à briller dans les activités d'écriture inventée.« Fastoche, maîtresse, moi je sais tout lire et tout écrire ! » peuvent-ils dire, chaudement approuvés par les adultes, pendant leurs années de maternelle.

    Capacité qui devient bien vite obsolète, voir handicapante, lorsque tout à coup, le professeur, le parent, le grand frère lui apprend que oui, RIDO, ça se lit bien « rideau » mais que ce n'est absolument pas l'image du mot « rideau » telle que la connaissent l'ensemble des francophones lecteurs-scripteurs. Pareil pour BATO, MÉZON, BOUAT et P1GOU1... C'est un gros choc qui nécessite beaucoup de pédagogie et d'empathie de la part des adultes afin de permettre à ces enfants d'arriver à la résilience.

    Et cela encore, ce n'est rien. Rien en comparaison avec la souffrance de l'enfant qui ne sait pas... Celui qui a juste compris que les lettres sont une obsession pour les adultes. Et qui leur donne de la lettre, à foison, pour les contenter. Et qui voit que ça ne les contente pas. Et qui ne comprend pas. Et qui voit bien qu'il donne une mauvaise image de lui-même. Et qui ne sait pas comment faire pour en donner une meilleure. Parce qu'il est un pauvre petit pommier de six mois à qui on demande de donner de belles pommes juteuses. Et qu'il sait bien que les pommes juteuses lui casseraient les branches si toutefois on l'obligeait à en produire...

    Coupée du CP ?

     Conclusion

    L'école maternelle est l'école de la préparation aux apprentissages fondamentaux savants. Mais, préparer ne veut pas dire faire seriner des sous-savoirs fondamentaux. Préparer, c'est éveiller l'esprit et le geste de manière à ce que, le temps venu, l'enfant soit apte à y entrer sans efforts ni dégoûts.

    Et cela, ça passe par l'acquisition des savoirs fondamentaux de la petite enfance : motricité large et fine, langage oral, éducation sensorielle, socialisation, goût de l'effort et du partage, ouverture.

    S'il y a un travail à faire, il n'est pas sur les programmes qui, depuis des années, de moutures en moutures, disent toujours sensiblement la même chose. Ce travail, ce sacerdoce dirais-je même, il est sur les usages qui ont largement dévié du projet initial, celui qui est toujours présent mais s'est fait dévoré par les théories, les dogmes, les méthodes, les habitudes.


  • Commentaires

    1
    Natacha
    Mercredi 10 Mars 2021 à 12:45
    Bonjour, merci pour votre article qui fait tellement de bien!! Et qui personnellement me redonne de l'espoir..je me sens moins seule!
      • Mercredi 10 Mars 2021 à 14:11

        Merci Natacha. Cela me fait plaisir de découvrir que certains collègues pensent comme moi.

    2
    Emilie
    Mercredi 10 Mars 2021 à 15:29
    Bonjour, merci pour cet article très intéressant.
    J'ai des CE1 et j'aimerais remettre en question mes pratiques. Outre votre blog, avez-vous des livres ou des auteurs (de pédagogie) à me conseiller?
    Merci!
      • Jeudi 11 Mars 2021 à 10:27

        Pour la maternelle ? Excusez-moi mais ce sera forcément de l'ancien (sauf les deux derniers)...

        Depuis 1989, le terrain est occupé par les éditeurs et tout ce qui a été publié va dans le sens des chercheurs en sciences de l'éducation qui ont abreuvé vos années d'IUFM, d'ESPE ou de formation continue. Vous connaissez donc déjà.

        Pour trouver du différent, vous pouvez lire :

        L'éducation maternelle dans l'école (Pauline Kergomard) ou encore ici

        Pédagogie scientifique tome 1 - La maison des enfants (Maria Montessori)

        Les archives de l'ICEM (Techniques Freinet) antérieures aux années 1980/1990 et particulièrement : L'art enfantin, et l'Éducateur

        et plus récent, à condition de ne tenir compte que des activités et de l'organisation proposée et d'évacuer tout ce qui est de l'ordre de la "philosophie anthroposophe" : Grandir au jardin d'enfants (Compani, Lang, Jaffke)

        Enfin, je me permets de signaler Pour une école maternelle du XXIe siècle, que je peux envoyer rapidement. Pour les modalités, vous pouvez me joindre grâce à cet onglet : Contact

      • Emilie
        Jeudi 11 Mars 2021 à 11:34

        Bonjour,

        Merci de m'avoir répondu!

        Je cherche plutôt des références pour le cycle 2, car j'ai des CE1. Et j'aimerais lire, en effet, des valeurs sûres, plutôt que les dernières publications à la mode. ...

        Je vais regarder du côté de Freinet, et si vous avez d'autres références...

        Je m'inspire déjà de votre blog, et j'utilise Lecture et expression, et, partiellement Du mot vers la phrase (J'ai commencé l'année avec un autre outil avant de découvrir votre travail). 

        Je pensais acheter votre livre quand même, car je pense que je peux y trouver des éléments intéressants même pour des enfants de 7 ans.

        Bonne journée!

         

    3
    Jeudi 11 Mars 2021 à 09:04
    Sandrine Juillard

    Merci pour cette article qui pousse à une réflexion. Je suis toujours surprise de la réaction des personnes (enseignants ou non) quand je leur explique qu'il n'est pas utile d'enseigner les majuscules scriptes, que ce n'est pas un geste naturel pour l'enfant. Quand on regarde des enfants au début des " gribouillages ", tout est " courbe "; alors oui un enfant est capable de commencer par l'écriture cursive si SA main a pu s'exercer longtemps , très longtemps en manipulant, en faisant de la peinture au doigt, de la pâte à modeler, de l'argile, du poinçonnage, des perles à repasser, enfoncer des punaises hautes dans du liège...
    Les fausses certitudes ont la vie dure. Les gens sont-ils prêts à se remettre en cause, à revoir leur posture, à remetre en cause des années de pratique...?

      • Jeudi 11 Mars 2021 à 10:35

        Ce sera d'autant plus difficile qu'actuellement, on la pousse plutôt du côté où elle tombe depuis des années, cette pauvre école maternelle : du tout fait, tout cuit, qui "fait bien" du côté des familles qui voient leurs enfants "apprendre à lire" là où on installe juste du réflexe de Pavlov qui les retardera dans l'acquisition de l'écriture et de la lecture plutôt qu'autre chose.

        « Quand ça fait plaisir et puis que ça débarrasse », comme dit Thierry Lhermitte dans un film culte ! Des "savoirs" qui pourront être transmis par n'importe qui ou presque, sans formation ou presque (un jour sur la maternelle dans les IUFM il y a quelques années) et qui feront illusion au même titre que ces "productions" grandioses destinées à faire croire aux parents que leurs enfants vivent une scolarité maternelle féconde :

        ou encore pire :

    4
    Yvonne
    Jeudi 11 Mars 2021 à 17:46

    C'est incroyable ce que vous écrivez, et c'est tellement vrai... Je ne suis pas du tout enseignante, simplement maman d'un petit garçon, trisomique 21, à qui je fait l'école à la maison, après l'avoir retiré de la maternelle (2 années PS, 1 année MS)... C'est avec Malo et Marie qu'il a enfin appris à lire, à 8 ans et demi. Finalement l'apprentissage de la lecture, c'est un peu comme l'apprentissage d'un instrument de musique : faire une ou deux années de solfège sans toucher à l'instrument est vraiment décourageant et démotivant. J'ai eu de la chance d'avoir un professeur de piano qui m'a fait, dès la première leçon, jouer des petites mélodies agréables à l'oreille. Quant à l'apprentissage de l'écriture, en tant que graphothérapeute, je suis également tout à fait d'accord avec ce que vous écrivez !

      • Vendredi 12 Mars 2021 à 10:08

        Merci Yvonne pour votre témoignage. Et bon travail avec votre petit garçon et ses amis Malo et Marie.

    5
    Lorella
    Samedi 13 Mars 2021 à 08:32
    Merci merci merci
    J'en suis arrivée là... vous avez décrit exactement la façon avec laquelle je travaille actuellement. Comment j'en suis arrivée là? Je ne sais pas... avec tant de bienveillance et de bonne volonté je me suis mis le doigt dans l' œil et j'avais vraiment besoin de lire et d'entendre enfin ce que je sentais au fond de moi.
      • Samedi 13 Mars 2021 à 09:27

        Comment vous en êtes arrivée là ?... C'est très simple : la hiérarchie ne vous a présenté que ça, la presse syndicale aussi, vos supérieurs vous ont encouragée dans ce sens quand ils sont venus vous visiter ou qu'ils vous ont convoquée à une de leurs demi-journées de formation continue, les collègues font tous comme ça, les représentants de matériel pédagogique ne vendent que ça et enfin les autres sons de cloche sont presque totalement inaudibles.

        Difficile de se remettre en cause autrement que sur le mode "Je suis nul(le). Tous les autres y arrivent et pas moi"...

    6
    Reginareg
    Lundi 5 Avril 2021 à 09:50

    Merci pour cet article. Cela me rassure de voir que je ne suis pas la seule à voir ce non-sens : utilisation des lettres majuscules capitales en maternelle. Oui je suis d'accord : qu'on laisse nos petits élèves apprendre avec leurs doigts, apprendre à crapahuter en salle de motricité.....! Merci pour votre bon sens Double- Casquette.

      • Mardi 6 Avril 2021 à 10:55

        Merci Régine ! Et bon courage pour la suite !

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